Dissolutions
août 2024
Dissolutions
On avait vu naitre une génération politique. C’était vers 2016, et le black bloc débordait de sa marge, dégageait enfin de la place dans les têtes, et en pointe des manifestations. Affrontements, casse, tags, occupations, bagarres, textes, fêtes - et avec eux une circulation d’affects communs - dissipaient le souvenir de la Gauche, et de son mensonger monopole contestataire. Il avait fallu jouer des poings et des coudes, pour reprendre puis ouvrir la scène du politique. Du conflit, de l’innégociable, de l’irréductible, du trop-plein. D’autre chose. Le cortège de tête, aimanté par une énergie émeutière trop grande pour les simples défilés, faisait de la protestation institutionnelle chose caduque, et traçait à nouveau des trajectoires pour l’insurrection.
La Gauche, malheureusement, survit à ses interchangeables représentations. Derrière le visage des partis, des syndicats, des organisations, de leurs chefs, de leurs conspirateurs, la logique de falsification de la révolte demeure elle, et traverse les âges. La Gauche en est ainsi la manière d’en faire la caricature en profession morale, d’y appliquer le cynisme de la défaite courue d’avance, et d’en imposer la conséquence d’une représentation verticale par telle ou telle concrétion du pouvoir. Substituer au mouvement vital d’affrontement de l’ordre établi l’une ou l’autre tête de con. Sous couvert de responsabilité, de pragmatisme, de raison - merci papa : valeurs faisandées s’il en est. Récupérer, diront certains pour faire court.
Aussi, si elle compris ces dernière années sa relégation dans la rue, la Gauche n’en décida pas moins de travailler à sa revanche. Le cortège de tête allait devoir être intégré au casting, réincorporé dans la grande famille. On nous raconterait l’histoire d’un petit malentendu de départ, et d’une grande réconciliation sous la bannière du camp progressiste commun. La folklorisation, pour commencer, fit le plus de mal. Une manière de figer les pratiques, de ne resituer ni leur contexte ni leur portée, encore moins leurs ouvertures stratégiques, et surtout d’en favoriser les représentations publicitaires. Il devint si sympa d’être jeune et masqué qu’on pu en faire un argument de vente, pour des produits - ça c’était déjà vu - mais aussi pour toutes sortes d’organisations allant du néo-activisme à l’antifascisme stalinien. On se mit jusqu’à aujourd’hui à parler de radicools, terme dont l’émergence même signait la mise au carré de la réification subversive. Dans le même temps, on se mit à entendre ça et là - comme un bruissement - des appels à la “composition” (quand ce n’était pas, plus impétueux encore, à la complète “réinvention”). On entendit chanter “on va tout casser, avec la CGT”, et les applaudissements syndicaux à l’énième coup de marteau en façade d’une banque. On nous somma d’oublier nos différends, et de croire à l’idée d’une grande cause commune (les retraites, par exemple). On prétendit nous expliquer que faire de la Gauche un antagoniste, c’était n’avoir rien compris. Des Rastignac refirent, ou plutôt effacèrent l’Histoire, du moins celle de l’Autonomie. Ils ne furent pas peu fiers de leur trouvaille (et laquelle : pointer du doigt les “minoritaires”, les “puristes”, ou encore les “anarchistes”). On les en félicita, et ils purent à ce titre se faire plein de nouveaux amis aptes à remplir leurs colloques, plateformes éditoriales, tribunes, et autres talks shows. On nous expliqua aussi que les jeunes et vaillants encapuchés formaient la chair à canon du camp social. Et qu’à ce titre il fallait bien les envoyer en première ligne (où ils se rendraient invariablement), se faire exploser la gueule. Pendant que des écharpes tricolores récolteraient l’attention des caméras derrière tel discours ou action symbolique. Mais “tous dans le même camp”.
Sous couvert de nouveauté, on trouva ainsi mille moyens de faire rentrer le black bloc dans la normalité protestataire. La “diversité des pratiques” - c’est à dire la co-présence indifférente - se présenta comme le coup de génie vers le saut quantitatif : enfin les gauchistes, des cagoulés aux mégaphones, des énervés aux élus, pouvaient se compter ensemble. Chaque geste - de la descente de vitrine au lipdub - serait équivalent, équivalemment de Gauche, et équivalemment inutile. Le cortège de tête, d’abord clivant et critique en acte du fait manifestant, devint le cortège tout court. La casse, le k-way, les fumis, avaient bien lieu massivement désormais - on doit s’en féliciter -, mais c’est une certaine cartographie de l’adversaire, de l’ennemi, des plans intensément communs, qui s’effaça en chemin.
On savait donc, passé le moment “retraites”, quel coup nous serait joué à l’insignifiante dissolution parlementaire de l’été 2024. La “mobilisation” pris une tournure toujours plus morale, plus impérative, plus autoritaire. Il s’en fallut de peu que les démocrates sortirent les gnons contre les abstentionnistes. Ainsi, pour se ranger derrière le sursaut démocratique, rien ne devait faire de vagues sous l’unité. La terreur brune qu’on nous annonçait justifiait l’arrondissement de tous les angles, à tel point que le front antifasciste finit par ressembler à une grosse patate (dont la meilleure incarnation fut donnée par un jeune influenceur en parka, accédant comme par miracle au cénacle assembléiste). On pouvait taguer ACAB contre les retraites et tracter pour un candidat LFI en juin. Les manifs sauvages purent se faire au bénéfice du NFP. Des radicaux purent déclarer publiquement qu’ils ne fallait pas embêter les gens avec leur vote. Et c’est un plateau de rappeurs finis, conspis, ou les deux, qui dit finalement à leur place l’essentiel (ni RN ni personne d’autre). La Gauche, à nouveau et éternellement, berna son monde, et tint sa vengeance (à l’étrange parfum de défaite). Elle vaincu, avec la démocratie et dans les urnes, pour le résultat institutionnel qu’on lui connait. Quelques remplaçables bouffons changèrent de siège et l’existence du NFP fut même rapidement niée par ses organisateurs. Les quelques croyants firent mines d’être déçus, et purent retourner à leurs affects favoris : l’indignation morale et la résignation. On s’était fait avoir, comme à chaque fois qu’on nous parle d’unité.
Donc évidemment : on ne nous y reprendra plus. Il s’agit, même trop tardivement, de le consigner. Comme un pense-bête, un aide-mémoire, qu’il faudra inévitablement ressortir sous peu. Au prochain de ces vilains chantages qu’on ne manquera pas de nous présenter lors d’un appel aux urnes, ou à on ne sait quelle cause nationale, planétaire, ou même biologique.
Addenda
Ambiance visuelle, différentes périodes
Ambiance sonore, en toute confusion
Je parlerai de la question du Front Populaire. Je ne voudrais pas, cependant, laisser s’introduire une équivoque. Nous ne sommes pas des politiciens.
Et connaît vraiment celui qui hait vraiment.
J’suis pas les politiciens genre j’fais pas trop le Mandela
Pour être honnête, moi, j’ai jamais voté, j’suis de l’autre côté
La vérité, j’sais plus avec quoi la faire rimer Je n’enlève pas la boue, je marche sur le tapis J’m’en bats les couilles de c’que vous dites, vous n’arrêtez pas d’nous mentir
Le diable s’habille en parka. Ajustée et bleu marine, passée sur une chemise claire et un jean. Une feuille de laurier se profile au-dessus de l’oreille droite. Un papillon vole sur le dos de la main gauche. Des choix «esthétiques» quand, parmi sa vingtaine de tatouages, d’autres motifs sont «plus politiques». Raphaël Arnault n’est pas du style hoodie XXL noir et foulard sur le nez. Tête de gondole d’une nouvelle génération de l’antifascisme, le grand blond jure n’avoir «jamais participé à un black bloc» et préférer «être au mégaphone en tête de cortège»
On peut affirmer avec certitude qu’aucune réelle contestation ne saurait être portée par des individus qui, en l’exhibant, sont devenus quelque peu plus élevés socialement qu’ils ne l’auraient été en s’en abstenant. Tout cela ne fait qu’imiter l’exemple bien connu de ce florissant personnel syndical et politique, toujours prêt à prolonger d’un millénaire la plainte du prolétaire, à la seule fin de lui conserver un défenseur.