libertarianisme

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    Exits

    Libertarianismes, canots de sauvetage et fins du monde

    Se poser la question d’un retour aujourd’hui du fascisme implique d’une part de se demander si l’on n’a pas affaire à quelque chose de tout autre (le technofédoalisme) mais aussi de considérer ce qu’il est advenu du régime “précédent”, qui s’est justement constitué officiellement à la fois contre le fascisme et contre le socialisme, non sans assumer un noyau autoritaire : le néolibéralisme.  Dans un premier article on se demandera ce qui permet de parler de mort du néolibéralisme ou de sa perpétuation sous une forme “zombie”.  Dans un second article on verra comment,  épuisé et soumis à des tensions internes et externes, il pourrait avoir fini par muter.  Enfin, dans un troisième article (celui-ci) conclusif on se demandera si ces mutations ne sont pas autant de portes  ouvertes vers d’autres régimes et d’autres imaginaires politiques. Et comment ceux-ci peuvent s’articuler.

    Exits

    Tout modèle directeur d’un ordre global est l’utopie.

    (Friedrich Hayek, Droit, législation et liberté, 1974)

    La meilleure façon de prédire le futur, c’est de la fabriquer.

    (Elon Musk, Conversation avec Jack Ma (créateur d'Alibaba) à la World AI Conference, 2019)

    On a parlé de la plasticité du néolibéralisme. On a montré qu’une de ses forces, sa capacité à persister sur plus de 40 années de règne, était l’adaptation. Tenir un axe central, inaltérable - le marché, comme forme d’allégeance, et comme ordonnancement social absolu - mais admettre des contorsions. Une souplesse, pratiquée autour d’une double-tension qui menace toujours de céder. Souplesse entre deux pôles qui le challengent, et tirent d’un côté ou de l’autre. Entre le laissez-faire libertarien et les appels aux conservatismes (race, religion, famille, pour commencer). Pour tenir ensemble cette dialectique explosive le néolibéralisme a su alors aménager, composer, se réinventer sans cesse. A chaque fois différemment : selon les contextes, les particularismes nationaux ou épocaux, et au fil des besoins stratégiques. La dictature chilienne lui plût, il dû faire avec Donald Trump. Il s’aiguisa avec Margaret Thatcher, et déroula avec François Hollande. Il sortit de la bouche d’Hayek, mais fut repris en cœur par une armée d’influenceurs post-modernes. Faire avec, assimiler, s’hybrider, revoir sa formule : préférer une ré-invention, une pluralisation, à l’anéantissement. C’est ainsi qu’on parla de “mutants”.

    Mais toute composition a ses limites. Lorsque l’un des fondamentaux est touché. Où la rationalité incorporée prend le dessus sur celle qui l’incorpore. Où l’un des critères manque si visiblement qu’on ne reconnaît plus ce que l’on a en face. Ainsi prennent forme des concrétions, des monstruosités, qui radicalisent à des seuils nouveaux les tensions originaires du néolibéralisme. Et qui ce faisant tentent de lui échapper, et lui échappent. Ces monstres, bien qu’enfantés par et dans le monde néolibéral, y cherchent un affranchissement, dont nous identifions le point commun dans une extrémisation “anti-sociétale” (c’est-à-dire plus qu’anti-démocratique). Car si le néolibéralisme a toujours eu quelques chose de sociopathe, d’assurément inégalitaire, de fondamentalement autoritaire, il a pour le moins toujours été un projet de gouvernement total, fondu dans l’État. En cela il a voulu régner sur tous et sur tout, follement, comme il se doit. Il fait société, société martyrisée certes, société déflagrée, société décomposée, mais société malgré tout.

    Mais voilà que ce costume-là, certains ne veulent plus le porter : s’en débarrasser. Se dégager - à l’heure d’un effondrement annoncé par tous les bords - de trop lourdes responsabilités. Une volonté qui ne parle pas qu’aux gueux, aux abandonnés, aux pauvres, mais aussi donc chez les maîtres. Une idée de la fragmentation, un sécessionnisme des puissants, de plus en plus pris au sérieux. Et qui à leur tour embarquent. Au-delà du mode ego-pathologique du survivaliste solitaire, des projets ainsi d’une toute autre ambition. Cités-franches ou gated communities, oisiveté financio-rentière ou immortalité siliconée, les nouveaux défecteurs prévoient autant de construire des digues que de prendre le large (fût-ce en vaisseau spatial). Vers un monde d’après, sans nous. Un “exit”, pour reprendre la terminologie d’un idéologue NRx (les néo-réactionnaires américains), un séparatisme du petit nombre. Élite techno-entrepreneuriale, pseudo-race, ou tout simplement caste d’ultra-riches : à chacun sa fuite.

    Animés des visions de leur propre apocalypse, les seigneurs d’aujourd’hui modélisent et préparent déjà l’après. Les scénarios qu’ils dressent, malgré leur vernis science-fictionnel, apparaissent comme de moins en moins fantasques. Partant de “délires” et d’imaginaires survitaminés (s’autorisant à toutes les dystopies hier réservées au domaine littéraire), ces échappements sont passé d’expérimentations limitées à modèles sérieux. Prédire leur succès, leur généralisation, peut sembler risqué. Pourtant, chacun de ces plans fous d’évasion renvoie à une ligne de fuite - emballée, hallucinée, il est vrai - depuis l’écroulement du monde néolibéral. Des possibles se dressent (fussent-ils limités à un tout petit cercle d’happy few), pour fasciner les uns, stimuler l’angoisse des autres et éclairer d’une lumière toujours plus sombre notre présent. À chaque point d’écroulement, à chaque symptôme frappant ce néolibéralisme condamné, correspond ainsi une idée mesquine d’échappement. Pas vraiment des rustines, qui viendraient rafistoler tel ou tel trou, sauvant par là l’ensemble. Mais un mouvement plus lâche, d’abandon et de sauve-qui-peut, qui profitant d’un courant d’air décide de filer avec le trésor, non sans emporter au passage quelques armes utiles du feu-vaisseau néolibéral.

    Souverainetés, nous voilà

    Commençons par un détour. Il y avait disait-on chez les néolibéraux une tension, parmi d’autres, qui opposait globalistes et anti-globalistes. Les premiers ne voyaient de sens au marché qu’à l’échelle mondiale, les autres lui auraient préféré une empreinte régionale, délimitée. Mais c’est - au terme d’un cycle de crises - l’État qui semble faire son retour. La bonne vieille mesure nationale. Et qui clame sa préférence. Et qui ne veut plus faire concurrence d’égal à égal, qui vient reprendre sa souveraineté. Qui préfère ses propres intérêts à celui de son voisin, bien sûr, mais même - c’est plus nouveau - à celui du middleground que fut ces dernières décennies le marché global. Il veut prélever, toujours, accumuler, gagner, mais n’entend plus prétendre au faux fair-play du game économique d’hier. Il ne fait plus semblant, il préfère tenter de se sauver lui-même. L’Amérique trumpienne fit en ce sens sécession. Organisant la rencontre du vieux et du nouveau monde, de l’immobilier spéculatif et du protectionnisme péteux, du Make America Racist again et des subjectivités néolibérales, d’un clientélisme régional et du mur anti-migrants. Il fit le lien, entre hystérie nationaliste et sens ses affaires, et laissa la porte ouverte. On passa à une nouvelle ère, sonnant la fin de l’utopique win-win entre puissances respectueuses. A ressources limitées - matières premières, produits stratégiques (les puces), terres -, à fléaux divers - exodes, guerre, pandémies : c’est chacun pour sa gueule.

    Nourrie d’une ambiance apocalyptique, toujours ressentimentale (et inévitablement raciste) la tendance souverainiste, au sein des vieux États décharnés, prétend redéfinir les règles du jeu. Forclusion identitaire certes (dont les échos abrutis résonnent jusqu’ici), mais aussi fermeture économique (un petit vent de protectionnisme), que d’incurables naïfs (“socialistes”) salueront comme le retour de l’interventionnisme d’État. Toujours est-il que les adeptes des affaires à l’ancienne (sans emmerdes) s’inquiètent. Va-t-on rembobiner la dérégulation ? Quelle angoisse. Sans attendre de savoir si le serrage de vis aura lieu ou non, ils prennent déjà des dispositions. Ainsi leur inquiétude renoue avec un protagoniste fondamental de l’histoire néolibérale : le libertarien. Sa haine de l’État, son rejet le plus virulent de la démocratie, son mépris pour le Droit, et surtout sa hantise de l’égalité : c’était lui qui avait raison, on aurait dû l’écouter, suivons-le maintenant. Radicalisons-le.

    Du libertarianisme

    Qu’entend-on par libertarianisme ? Affranchissement optimum de l’emprise étatique, et croyance en l’absolue liberté de chacun sur sa sphère privée. Liberté individuelle donc, primant sur l’association, primant sur les attachements, et qui se concrétise par la possibilité centrale, systématique et non-négociable de “sortir”. De partir, de prendre le large. Idéalisation d’un choix toujours possible, naturalisation d’un luxe que bien peu peuvent se payer. Ironie dark à l’âge de l’exil, de l’esclavage à peine dissimulé, des pays-décharges, des catastrophes climatiques et du trafic d’êtres humains. C’est “l’exit” d’Hirschmann, faculté pour chacun d’aller voir (contractualiser) ailleurs, généralisée donc par les libertariens comme forme unique de la décision. Extension au domaine public du principe de concurrence régissant les affaires privées : fin de la politique, fin de la parole. “On l’aime ou on la quitte”.

    Certains disent qu’il y eut des libertariens plus ou moins “de gauche”, et d’autres plus ou moins “de droites”. On peut en douter. Ils firent en tout cas grand bruit au sein de la société étasunienne - où ces catégories ne nous semblent pas faire plus sens qu’ailleurs. Jugez plutôt : les libertariens furent pour la libre-consommation de drogue et pour l’avortement. Ils voulaient la vente d’organes et la privatisation de la sécurité. Ils n’aimeraient pas toujours l’impérialisme mais détestent avant tout l’égalité. Ils ont horreur de l’État, mais c’est pour mieux consacrer l’autorité de l’entreprise. Certains aujourd’hui lui préfèrent d’ailleurs la race (Lew Rockwel, Christopher Cantwell), c’est plus stable. Au fait de “penseurs”, le libertarianisme fut cette sorte de bouillie qui emprunta autant à l’école néolibérale autrichienne d’Hayek, Mises et Rothbard - qu’on considère aujourd’hui comme le maillon décisif, et prophétique (Milei), entre réaction culturelle et anti-étatisme : le “paléo-libertarianisme” -, qu’au dégouttant “égoïsme rationnel” d’Ayn Rand, ou au moisi “darwinisme social” d’Herbert Spencer. La quintessence d’une éthique de raclures, on peut l’imaginer. Ronald Reagan a un jour dit : « je crois que le cœur et l’âme mêmes du conservatisme sont le libertarianisme ». Cqfd.

    Aujourd’hui dès lors, on ne saurait être trop surpris des lieux où une telle “pensée” trouve ses meilleurs élèves : la Silicon Valley (dont l’héritage gauchiste - contre-culturel - n’a jamais été qu’une arnaque), et l’extrême-droite américaine. Et souvent, à la croisée des deux - qui marchent au fait si bien ensemble. Curiosité politique ? Attraction sociologique ? Pas vraiment : plutôt l’un des réservoirs - pas le moindre, et dont l’influence dépasse de loin quelques illuminés transatlantiques - du renouveau autoritaire que l’on peine bien ces temps-ci à nommer.

    Fuites spatiales, conquête et terres franches

    Ici se mélangent des imaginaires empruntant tour à tour à la hard SF et aux rétro-utopies, façonnant des futurs dystopiques, sélectifs, catastrophistes, néo-féodaux, technologiques, entrepreneuriaux et toujours anti-démocratiques. Peter Thiel, papa de Paypal et de Palantir, président de fonds spéculatifs et investisseur majeur en capital risque, rêve d’îles artificielles haut de gamme, bouées de sauvetage hors juridictions, conceptualisées dans son Seastanding Institute. De premières ébauches laissent entrevoir un design global entre plateforme pétrolière, lunapark pour super-riches, zone économique spéciale et aquaculture. “Une solution face à la montée des eaux”, Waterworld en costard et short. Ce sera moche. Elon Musk, lui aussi de la Paypal Mafia, CEO de Tesla et de Space X, acquéreur à grand bruit de Twitter, nous parle d’aller vivre sur Mars, obsédé par l’idée de bâtir les premières fusées réutilisables de l’Histoire, autorisant les allers-retours interplanétaires. On parle bien, sans ambages, de terraformation et de colonisation martienne. Pour l’instant deux types de candidats sont sélectionnés pour la mission : les “généreux”, milliardaires grand donateurs du projet ; et les “prospères”, gagnants d’un concours du meilleur storytelling entrepreneurial. Ainsi donc la petite humanité sauvée par Musk du surchauffage terrien.

    Ces exemples pourraient prêter à sourire, ou à cauchemarder. Ce serait oublier combien ils ne font que reprendre, et accentuer, le principe des villes-franches, chères à toutes les bourgeoisies de l’Histoire. Fantasmer Hong-Kong n’est pas affect nouveau. Déjà au Moyen-Âge, les tout nouveaux marchands profitaient de Venise, Hambourg, Strasbourg, Gênes, Riga, Metz, pour conduire leurs affaires à l’abri des lois seigneuriales, n’en tirant que meilleur profit. La cité-franche est le lieu par excellence de formation de la nouvelle classe de possédants, de la concrétion d’un pouvoir à venir. Quant à nos techno-contemporains, ils ont certes en eux quelque chose d’assez risible. Un je-ne-sais-quoi d’ado impopulaire, qui se faisait tabasser à la fin de l’école (Musk adore raconter cette histoire), et soucieux de prendre sa revanche sur son monde. Il a pour lui maintenant des milliards accumulés, et donc plus - malheureusement - qu’une aura de bouffon. La cité-État libertarienne donc, copié et recopiée, nouveau monde à chaque fois. Lieu dégagé des lois de l’homme commun. Où tout est permis en des proportions illimitées, à commencer par l’enrichissement et l’accumulation. Singapour, Hong-Kong, et plus récemment Shenzhen, en forment les idéal-types, combinant incitations fiscales agressives, protection du travail nulle, doping de l’investissement immobilier, contraintes urbanistiques inexistantes, et droits politiques restreints. Un cocktail propice à la fameuse innovation, libération du potentiel d’entrepreneurs visionnaires - seigneurs au-dessus des hommes -, c’est à dire à l’extraction sans limites de la valeur. Huawei, Xiaomi, WeChat, un nombre incalculables de banques d’affaires et de filiales des mastodontes mondiaux du numérique en ont fait leur place forte. Rêve qui se prolonge au Proche-Orient, au travers de villes-modèles comme Dubaï (EAU) ou Doha (Qatar), abreuvées de l’argent des énergies fossiles, et synthétisant fascination pour le consumérisme occidental et organisation sociétale clanique, quasi-féodale. L’Égypte aujourd’hui, économiquement asphyxiée vend son littoral aux fonds souverains émirats. Pour y établir, en zone franche évidemment, des mégapoles nouvelles, temples annoncés du luxe et de la finance. Une autre forme d’accentuation, tirant d’autres fils de l’échappement entrepreneurial, écosuicidaire et anti-égalitaire ; où l’esclavage est à demi-assumé et où l’on projette de construire la cité high tech de demain en plein désert.

    Espaces de fuite donc, terres d’exils pour investisseurs brimés, entreprises d’avant-garde (à qui la simple dérégulation ne suffit pas), influenceurs frustrés ; mais pas seulement. La cité-franche c’est encore une organisation spatiale et sociale qui ne permet aux meilleurs de s’élever que parce qu’ils marchent sur la tête (et les cadavres) d’une légion de serfs. On fit semblant de s’étonner de la nouvelle classe d’esclavagisés - et leur sacrifice - par quoi fut possible la dernière coupe du monde de football. On découvre aujourd’hui que la vie à Dubaï suppose l’exploitation d’une armée silencieuse de nettoyeurs, de chauffeurs, de manutentionnaires, de servants. Une nation dans la nation, apatride et sans droit aucun. Des vies nues. Ceci nous rappelle l’autre fonction - moins reluisante - de ces zones administratives et économiques spéciales : la gestion d’excédentaires. Car à l’échappement doré des winners répond l’exil funeste ou l’emprisonnement d’indigents, que l’on dépense sans compter comme d’inertes matières premières. Aussi la ville-franche est ailleurs “charter city”, telle que l’avait pensé un pauvre nobel d’économie, et qu’on imagine aujourd’hui au Honduras ou au Bhutan. Là, l’attractivité est lue comme à double-sens : pour les riches, qui vont arriver donc, et pour les pauvres, qui ne voudront plus partir, ni s’entre-tuer (car enfin mis au travail : ils n’en mourront que plus utilement). Spatialité donc à double-étage, qu’on ne craint pas d’éventuellement formaliser entre gated communities sécurisées pour les bienfaiteurs, et ghettos-usines pour les autres.

    Le monde en boîtes

    A ces réalités d’exit par poches, à ces paradis infernaux insulaires, qui prolongent sur des territoires nouveaux, imaginaires, ou réinventés, la logique de conquête et de colonisation, s’ajoutent quelques visions plus globales. Des utopies d’ensemble, prévoyant un ordre du monde reconfiguré à plus grande échelle.

    L’une des plus frappantes, sûrement par la qualité quasi-prophétique de son anticipation, est celle du “patchwork” de Curtis Yarvin - à qui l’on doit en partie la remise à la mode du mot d’exit”. Yarvin, programmeur brillant et start-upeur, pur produit de la Silicon Valley, s’est forgé dans les années 2010 et via son blog Unqualified Reservations une étrange aura d’idéologue techno-réactionnaire. Remaniant une version soi-disant “sombre” des Lumières, dystopique et sociopathe, ayant servi de matrice à l’alt-right américaine (elle-même arrière-fond à peine implicite du trumpisme). Chez lui, la démocratie - qu’il voit partout - fonde le mal du siècle : une illusion égalitaire, qui masque la naturalité de la hiérarchie entre les hommes (qu’il pense fondé sur “l’intelligence”, assimilée plus simplement au QI). Système condamné, et déjà-mort pour lui, par ailleurs contrôlé par une élite nébuleuse et pseudo-progressiste qu’il nomme “Cathédrale” (et dont la machination est révélée à ceux capables d’ingérer la “pilule rouge” de vérité, subtilisée à Matrix - image depuis largement répandue). Et dont le désastre doit être empêché par la généralisation de la forme des cités-franches à toute la carte géopolitique mondiale. Démembrement de tous les États, morcellement en myriades de micro-territoires, administrés par la seule rationalité qui pour lui a prouvé son efficace : les entreprises. Des pays-supermarchés, multipliés en nombre, et gérés par des rois-CEO indépendants et souverains : exit le citoyen, remplacé par le consommateur. “Les habitants sont comme des clients. S’ils ne sont pas satisfaits, ils ne vont pas se mettre à discuter avec le gérant, ils vont voir ailleurs.” Un avenir de monades, conduit par un abandon cynique à la loi des affaires. Une absolutisation de la raison entrepreneuriale, à des niveaux que l’hypothèse néolibérale n’avait osé imaginer. La fin du politique, encore et toujours approfondie. Là encore, point de délire dont se moquer, mais une extension d’une logique déjà à l’œuvre. Une singapourisation du monde, dont Yarvin avertit qu’elle pourra s’appuyer sur des infrastructures - notamment numériques - déjà en place ou en développement. Capables de maintenir, par leur perfectionnement croissant, une forme de stabilité d’ordre (les entreprises comme faiseurs de pouvoir et de sujets - les plateformes le sont déjà), de la sécurité (surveillance), et du profit (finance). Parmi les meilleurs clients de Yarvin : Steve Bannon. Parmi ses meilleurs financeurs : Peter Thiel. On comprend que la lubie du troll réactionnaire n’est déjà plus contenue au seul espace du web.

    Finance : l’autre continent

    Il y a donc des échappements territoriaux, géographiques, par lesquels certains veulent faire sécession depuis le bastion néolibéral. Logique de la carte, géopolitique en quelque sorte, assez classique somme toute. Mais là ne résident pas la totalité des options de fuite, et de radicalisation, à l’écroulement de l’ordre actuel. Une autre passe par la virtualisation accélérée de la fabrique du profit, au travers du némesis néolibéral, celui qui l’a dépossédé de toute référence possible à un marché régulateur. Par sa folie, par sa démesure : la finance.

    2008, on le sait, a marqué un tournant dans l’historiographie néolibérale. Crise des subprimes, effondrement des marchés financiers, intervention des banques centrales pour éviter l’implosion systémique. La finance fut durablement touchée, et le rapport de commandement aux politiques monétaires étatiques s’inversa, du moins en apparence. Plus possible de faire croire à l’autonomie des marchés - l’assistanat en cet endroit ayant atteint un point de non retour - consacrant le retour de la puissance souveraine (de l’État). D’aucuns dirent à l’occasion, à nouveau, que le néolibéralisme était mort. Fin du néolibéralisme (comme méthode) mais pas de la financiarisation, qui fut donc sauvée à un prix exorbitant. Infrastructure, sous-couche technique, autre continent : un plan de réalité terrible, volatile et encastré, horrible mais indémontable. Pouvoir sourd, pouvoir imprégné, que les néolibéraux n’emporteront pas dans leur tombe : idée que tout humain est d’abord du capital humain. Toujours esclave (de la valeur). Matelas de dynamite sur lequel repose ce monde. La finance a donc toujours été, à la fois, le top-player et la bête noire des néolibéraux. La concrétisation de leur logique ultime, et la négation - en même temps - de sa prétendue stabilité. Réalisé jusqu’au bout, exploité à fond dans sa logique rapace et nihiliste, le marché est ainsi détruit par la finance comme possibilité d’ordre social. Il s’effondre, et emporte tout avec lui.

    Du trader à l’épargant-survivaliste

    Le trader fut sans doute une figure exemplaire de cette passion auto-destructrice. Enfant gâté du capital, qui ne put s’empêcher de casser son jouet, pourtant juteux, trop juteux. Qui sut pousser sa pulsion de mort au plus loin, et put exhiber le but - le désir - apocalyptique, traversant cette humanité de spéculateurs. Ils fuirent, en un sens, par la démesure, tels les pirates et les bandits auxquels ils aiment parfois se comparer. Take the treasure and burn the house down.

    Si les traders sont toujours parmi nous, on entend aujourd’hui parler d’étonnants alter-ego disons “fatigués” de l’entreprise de conquête. Ces décrocheurs, petits malins usés aux bonnes recettes du placement, de l’épargne et de la programmation informatique, entendent prendre leur retraite anticipée, non sans s’accaparer - par leur maîtrise rudimentaire des instruments de captation de la valeur abstraite - une certaine partie du magot. Ces disciples du ““Financial independence, retire early”, parfois alimentés d’une certaine vision de la frugalité (vision écologiste, certains diront, en un sens), entendent conduire une optimisation entre leurs ressources (spéculatives) et leurs besoins (objectivés et comptables). Tas de petits outils - tableurs, formules, bons plans -, qu’ils partagent en ligne d’ailleurs, jalonnent leur démarche. Colloques, galaxie de blogs, apparitions TV, podcasts, livres référence : les FIRE inondent tranquillement l’espace médiatique depuis 2011 (et le fort populaire “Mr. Money Mustache”). Modestes épargnants de leur entreprise-vie ils cherchent, dans le cadre de la spéculation - et par un savant jeu d’investissements, de placements, de calcul des gains -, le point d’équilibre - pour eux et eux seuls - leur permettant de démissionner de ce monde. Généralisation et individualisation de la mentalité rentière, propre à la contradiction “financière” du capital : pourquoi risquer d’entreprendre, quand on peut prudemment placer, attendre et accumuler ? La boite à outils des FIRE n’est qu’un reflet de la tendance zombie - avide, feignante, mais bougrement à la mode - à l’intérieur d’un modèle économique finissant. Théorisant pour l’homme commun - mais en plus prudent, en plus protestant - le même fonctionnement dégénéré qu’on trouve dans les grandes places boursières. Créditeurs, micro ou non, par la propriété foncière ou les actifs financiers, les FIRE et leurs amis pourraient alors vivre en cabane, compter les rouleaux de PQ, faire le tour du monde. Finir en chaise longue dans leur jardin à 30 ans, pendant que le monde brûle. Everything’s fine.

    Amusante, cette dernière figure pourrait l’être si elle ne renvoyait pas à cet escapisme mondain que véhicule - de l’influenceur au start-upeur dynamique - tout entrepreneur contemporain. Une manière d’être au monde singulière, “ouverte” quand il s’agit d’y prélever de la valeur, fermée et survivaliste dès lors qu’on en a assez. Son couplage avec une intuition apocalyptique (ici environnementale, car prônant une forme de sobriété), mais qu’ailleurs on modulera différemment (les influenceurs fafs la basant par exemple sur “l’insécurité”), dit encore comment se décline à l’infini la mentalité d’entreprise. Ici pour le tout-venant néolibéral, et non plus pour les pharaons observés plus tôt, et qui eux aussi entendent bien faire leur place dans le canot de sauvetage.

    Computations, barrières de carbone et transhumanisme

    A ces futurs peu engageants, bunkerisés, assiégés, quelques magnats modernes pensent encore ajouter une forme d’éternité, au moins : la leur. Ils songent à se rendre immortels, augmentés, synthétisés, à persévérer pour toujours. S’imaginant peut-être reliques d’un monde écroulé. Là où les autres - on n’ose pas dire leurs congénères - mourront par brassées, les voilà qui traverseront les âges, à bord de leur véhicule épocal. Jeff Bezos, Sam Altman, Peter Thiel - déspotes de la Silicon Valley -, et autres ersatz moins connus, se voient sûrement les derniers des hommes, sur une Terre dépeuplée.

    L’eldorado américain du numérique voit en effet une concentration unique d’intérêts, de capitaux, de désirs, d’ancrages, œuvrant à la conquête de formes de vie post-humaines. Challengeant les catégories d’esprit, de vie, et de non-vie ; les propulsant dans l’architecture des technologies informatiques et du nano-numérique. C’est la “convergence” comme aiment l’appeler ces très sérieux savants fous, dont les moyens ne font plus beaucoup rire (nombre de ces programmes étant désormais, dans une certaine mesure, étatisés). Une fuite vers la robotique et les modélisations computationnelles, où l’on imagine transférer l’humain de sa prison de carbone (unité élémentaire de la vie telle que la science l’a jusqu’à présent conçu) à un corps de silicone, et où l’on aurait réduit chaque processus biochimiques à une opération de calcul. Non pas - suivant la logique transhumaniste - pour réunir autrement le corps et l’esprit, mais pour refaçonner ce premier, s’en dégager, jusqu’à l’abandonner : afin que l’homme soit indistinct des nouvelles machines intelligentes (non loin de la “singularité” de Nick Land). “La clé de l’immortalité, c’est la libération de l’esprit sur le corps” résume ainsi un éminent chercheur en cryogénie. “Dans le futur, je pourrais bien être du diamant liquide, ou n’importe quel truc du genre.” Briser la barrière du carbone, comme ils aiment le dire : toute existence intelligente à pied d’égalité, exit les critères biologiques de définition de la vie, IA et post-humains main dans la main. Ce n’est pas le mythe du cyborg (le pacemaker, la puce de localisation), de l’humanité augmentée - comme le souligne un éminent théoricien des NBIC - c’est la fin d’une distinction entre matériaux vivants et non-vivants. Walter Lippmann, déjà, affirmait que le maillon faible du modèle néolibéral c’est l’humain. Aussi la nécessité de contraindre celui-ci à s’adapter, l’augmenter : pour qu’il puisse suivre, ce traînard. Améliorer la “souche humaine”, capital à faire fructifier à son tour, et même en priorité.

    Immortalités

    D’ici, on voit souvent le transhumanisme comme une curiosité pour perchés marginaux. C’est manquer l’influence grandissante qu’il a pris ses dernières années, sur des projets scientifiques étasuniens majeurs, et l’assise impressionnante qu’il s’est construit au sein du temple du futurisme qu’est la Silicon Valley. Produit principalement américain, le transhumanisme entend transcender les limites physiques et cognitives actuelles de l’humain par l’entremise technologique. La forme de l’espèce pour eux, on l’a dit, n’est pas définitive et accomplie. La technoscience, de plus, va évoluer exponentiellement. Les NBIC doivent alors être intégrées à l’homme, sous peine de voir celui-ci rendu rapidement obsolète.

    C’est ici que se réouvre le rêve de l’immortalité, présenté comme l’accomplissement définitif de la médecine (la guérison absolue, guérison de toutes les morts). Larry Elison d’Oracle, Peter Thiel, Elon Musk, Ray Kurzweil pour Google : tous investissent minutieusement sur le mythe. 1,5 milliard de dollars pour Calico, filiale du moteur de recherche glouton, pour ses travaux sur le ralentissement du vieillissement. Kurzweil, singulariste notoire, évoque des “êtres super-biologiques” habités de cellules T synthétiques prenant le relais des systèmes immunitaires. Ou un neocortex humain connecté en permanence au cloud, lui même ayant accès directement à nos systèmes nerveux. L’idée d’un cerveau humain réduit à un ensemble informationnel - et la possibilité subséquente de le connecter en réseau par delà l’espace - est un lieu commun transhumaniste et immortaliste. Conception permise par le postulat que tout est traitable, analysable, quantifiable, classable - esprit comme matière - en termes d‘“information”. Et son corollaire, structurant des NBIC, que l’information et les algorithmes constituent au fond l’entièreté de ce qu’on appelle le monde. L’ADN humain : “seulement 600 Mo de données compressés”, comme le dit Larry Page. Aussi “l’esprit” peut être embarqué au delà du continent biologique humain, s’éterniser dans le cloud ou le silicone.

    Pour persévérer au delà du corps, les transhumanistes imaginent donc que l’on s’upload. C’est “l’externalisation”, qui suppose d’une part une capture, un enregistrement personnalisé de la mémoire, de l’autonomie, de la subjectivité, des affects, de la conscience de soi, de la personnalité ; et de l’autre un support sur lequel les télécharger. Ici les techniques divergent, encore expérimentales. Le chercheur Robert A. Freitas propose d’injecter des neuro-nano-bots dans le cerveau, enregistrant la charge différentielle à chaque connexion synaptique ou neuronale. D’autres nano-instruments se chargeraient de reconstituer cet esprit mécanique, compris comme pure calculatrice. Kenneth Hayworth, membre de la société de cryogénisation Alcor, et président de la Brain Preservation Foundation, imagine conserver son cerveau par un procédé appelé plastination. Chaque protéine, chaque cellule, chaque synapse et chaque neurone figés par une résine : “le plus parfait des fossiles” ajoute-t-il. Fossile par la suite nano-découpé et re-imagé au microscope électronique. Au passage, le cerveau “premier” d’Hayworth sera détruit - d’où l’image du “scientifique suicidaire” qui lui colle à la peau -, mais pour mieux éventuellement être reconstruit, réactivé (et non pas simplement modélisé) sur tel ou tel support computationnel. Un autre programme, CyBeRev, propose aux internautes de fabriquer - à base de questionnaires, de profilages psychologiques extensifs, et de partage de fichiers - une version informatique d’eux-mêmes. Croyances, valeurs, comportements, attitudes, images de soi, photos, archives de réseaux sociaux, journaux intimes, listes de courses Amazon, compte-rendus médicaux : tout est bon pour recoder l’unicité de chaque être. L’IA s’en charge, à partir de ces “mindfiles”, puis les stockent sur une plateforme, en attente d’une incarnation future ou d’un broadacsting intersidéral, grâce aux satellites de la maison-mère Terasem : “via leurs mindfiles, disponibles jusqu’à 5 ou 6 années lumières au delà de notre planète, nos participants accèdent déjà à un certain degré d’immortalité”. Jonction de la conquête - pour chaque ego - de la dimension temporelle et de la dimension spatiale.

    Que ces nouvelles consciences soient implémentées dans des clouds, des plateformes, des robots, des avatars, il s’agit avant tout pour les transhumanistes de redéfinir les catégories de vie et de mort. Si la première est pour eux toujours modélisable, capturable, reproductible, copiale, calculable, alors la seconde n’advient plus au terme de son constat légal ou médical présent. Il y a immortalité, possibilité de l’immortalité, puisque leur esprit - redéfini comme il se doit - peut être maintenu. Ainsi, échappée des lois du bios, rejoignant le monde computationnel, ils vécurent - sous la forme radicalisée de leurs contemporains informatiques - éternellement.

    Sorties

    Proches du terme de ce petit catalogue, on aura compris que l’exhaustivité n’est pas son propos. Il tendait à cibler quelques voies de sortie empruntées depuis la dimension néolibérale, mais en dehors d’elle. Soit qu’elles en caricaturent opportunément un trait, soit qu’elles accentuent jusqu’à un point limite l’une de ses contradictions. Elles préfigurent ainsi des après possibles, probables, et autant d’options combinatoires. Les partisans des cités-états pourraient bien militer pour les vertus de la famille ou de la race (Yarvin et ses suiveurs le font), ou apprécier un cosmopolitisme nivelé par l’argent. La toute-puissance plateformiste peut tout autant servir l’extension du contrôle d’un État-surveillant (WeChat et la Chine) que reconfigurer les pouvoirs souverains entre État défaillant et secteur privé, seul capable de gouverner la population (la gestion de la crise du Covid aux États-Unis), comme le professent les NRx. Les nanotechnologies serviront autant la dystopie policière que les songes d’immortalité des milliardaires. Le Brexit trouve un écho dans les volontés de sécessions nationales post-Empire, mais aussi dans celles de l’après néolibéralisme (de conséquents fonds libertariens en financèrent d’ailleurs la campagne). L’échappement comme stade ultime (et selon toute attente terminal) de la civilisation.

    Se demander si le libertarianisme est désormais d’extrême droite, ou plus bête encore, si l’extrême-centre est désormais fasciste, n’éclaire en rien la question. A parallèles foireux, cibles foireuses, et réponses absurdes. La réaction multiplie les lignes de force, mouvantes, empruntant au passé et au futur, sous des formes pastichées ou à venir : mais jamais exactement de la même manière. Un ordre périmé - l’hégémonie néolibérale de gouvernement - s’effondre, mais jamais complètement ne s’efface. Déjà, des bouts de lui survivent, nous collent aux basques. C’est la finance, des entreprises démiurges, un bon nombre de tarés, quelques institutions, l’imprégnation du marché comme morale générale, et surtout des subjectivités ravagées, qui ne savent plus distinguer entre substance et valeur. Il laisse par ailleurs un monde en état d’implosion systémique, une planète perçue désormais unanimement comme catastrophe. Déjà les vautours - qui ont toujours fait partie de la caravane - s’arrachent les bouts du cadavre, cherchant à récupérer le meilleur morceau de viande, la plus prometteuse des armes qu’aura laissé tombé le roi-défunt. Par quoi un pouvoir arrivera maintenant à s’imposer, en exploitant au mieux - c’est certain - telle ou telle modalité apocalyptique ? Quelles combinaisons de valeurs permettront d’unifier des sujets autour d’un salut commun entre la race, la pseudo-vie numérique, l’éternité singulariste, la tradition, l’entreprise, la résilience, l’épargne, la nation, etc. ? Les options sont sur la table, le pouvoir est à l’heure de la mixologie. Ce que “l’exit” éclaire dans cette configuration - toutes ces “prises de distance” funestes d’avec le désastre, mais pour mieux en accentuer maladivement un trait - c’est la vibration sécessionniste qui traverse en ce moment le pouvoir. Qu’on ne voudrait pas seulement voir comme l’œuvre de quelques fous en partance, mais comme un avertissement de la tonalité plus explicitement a-sociétale, et plus précisément exterminatrice, du futur. Défaire la société pour les prétendants au trône, et on le pressent avec ces utopies déjà en marche, ce n’est pas enfin nous libérer d’eux, mais nous laisser crever dans les eaux qui montent, en nous mettant quelques boulets aux pieds si besoin. Des génocides en cours au laissez-mourir des déracinés, de la préférence nationale à la préparation à la guerre, de la chasse aux pauvres aux cités-franches, de l’empoisonnement terrestre à la cryogénisation des boss de la Silicon Valley, on comprend bien qu’en fait d’Humanité unie, c’est bien un avenir de massacres qu’on nous prépare.

    Le canot de sauvetage - image chère aux escapistes fortunés - n’attend pour commencer que d’être crevé.

    Quant à la suite, le chemin reste à faire.