guerre
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Le néolibéralisme est mort
Vive le néolibéralismeSe poser la question d’un retour aujourd’hui du fascisme implique d’une part de se demander si l’on n’a pas affaire à quelque chose de tout autre (le technofédoalisme) mais aussi de considérer ce qu’il est advenu du régime “précédent”, qui s’est justement constitué officiellement à la fois contre le fascisme et contre le socialisme, non sans assumer un noyau autoritaire : le néolibéralisme. Dans un premier article (celui-ci) on se demandera ce qui permet de parler de mort du néolibéralisme ou de sa perpétuation sous une forme “zombie”. Dans un second article on verra comment, épuisé et soumis à des tensions internes et externes, il pourrait avoir fini par muter. Enfin, dans un troisième article conclusif on se demandera si ces mutations ne sont pas autant de portes ouvertes vers d’autres régimes et d’autres imaginaires politiques. Et comment ceux-ci peuvent s’articuler.
Le néolibéralisme est mort, vive le néolibéralisme
À Seattle en 1999 ou à Gènes en 2001, la lutte contre le néolibéralisme prenait la forme d’un siège. Celui d’une citadelle inexpugnable, défendue par des miliers de policiers et militaires, abritant les instances internationales décidant de l’avenir du monde. Le néolibéralisme semblait solide, arrogant, indéboulonnable et ne reculant devant rien pour se maintenir.
Il était peut-être en réalité plus fragile qu’il n’y paraissait. La crise de 2008, l’élection de Trump, l’helicopter money ou le “quoi qu’il en en coûte” du Covid, des fissures seraient une à une apparue le long de l’édifice, semblant s’approfondir jusqu’à le mettre en péril. Le point de bascule n’est pas à chercher du côté de l’intervention publique en soutien aux marchés - on le sait, le néolibéralisme (et c’est cela qui le distingue du libéralisme classique) accepte ou plutôt requiert l’intervention politique. C’est ce qu’affirmait Walter Lippmann il y a un siècle dans The Good Society : les marchés ne sont pas des émanations naturelles, mais construits par l’homme, sous-tendus par des lois humaines, maintenus par des institutions. La question n’est pas plus celle de l’autoritarisme - on sait que le néolibéralisme veut protéger l’économie de la démocratie. Les penseurs néolibéraux ont toujours cru en un Etat fort, certes guidé par des normes et des limites strictes.
Acte de décès
Mis bout à bout, que dessinent les interventions des banques centrales, les rachats de dettes, le quantitative easing, le contrôle du spread des taux, 1000 milliards de dette rachetées dans la zone euro, la banque centrale du Japon qui détient 8% de la capitalisation boursière du pays ? Et si on ajoute à cela une pincée de plans de relance (6 billions de dollars juste pour les USAs), une once de too big to fail, la transformation des banques centrales en nouvelles assurances anti-faillites garantissant les revenus futurs ? C’est le sacro-saint principe du marché qui se trouve désavoué. Ajoutons la guerre commerciale entre la Chine et les US, la fragilisation des chaînes d’approvisionnement, l’économie de guerre, les prix planchers et le protectionnisme tous azimuts, c’est l’utopie globaliste d’un monde sans frontière où les États seraient réduits à peau de chagrin, qui est écornée. Et le rêve d’une société dépolitisée, peuplée d’homo oeconomicus pacifiés et rationnels, piétiné (populisme, Trump, Bolsonaro, le Capitole, gilets-jaunes et gros-biceps). Il paraitrait même que finalement, “there really is such a thing as society”. Pour ceux qui doutent encore, ajoutons que les “Move Fast and Break Things” et “Competition is for loosers” qui ont fait le succès des Thiel et Zuckerberg ont effectivement participé à ébranler l’édifice. Enfin, la multiplication et l’intensification des guerres couplées à la crise écologique finira par rendre flagrant l’évidence : le néolibéralisme n’est plus. Même son principal soutien politique, le parti démocrate américain, qui en fit la promotion idéologique sous Clinton comme sous Obama, semble l’avoir abandonné. Désormais, soutenu en cela par quelques bailleurs privés qui ont senti le vent tourner, il veut faire croire à un “nouveau consensus de Washington” (selon le discours de Jake Sullivan en 2023). Nous serions donc entrés dans cette nouvelle ère “post-néolibérale”, d’un nouveau dirigisme économique et politique - d’aucuns voyant là le terreau d’un “néo-fascisme”, d’un “néo-fordisme”, d’une “néo-réaction”, voire d’un nouveau néolibéralisme (selon sa niche universitaire).
Le plastique c’est fantastique
Mais n’est-ce pas aller un peu vite en besogne ? Idéologiquement, le néolibéralisme est plastique et hétérogène. Ce n’est pas une doctrine figée, encore moins une vulgate, mais plutôt un espace organisé selon différents pôles.
La tension global-national
Quinn Slobodian a montré qu’au cours des années 90 un clivage s’est affirmé en son sein, scission entre globalistes et nationalistes, les premiers continuant de soutenir que le projet néolibéral doit être réalisé par l’intermédiaire de traités, institutions et législations supranationales, tandis que les seconds veulent faire primer l’échelle nationale et les traités bilatéraux. L’un des points de cristallisation de la controverse est la question de la construction européenne, projet évidemment soutenu par les uns et contesté par les autres. Déjà, dès les années 50, Wilhelm Röpke, chef de file des ordolibéraux, voyait dans le projet globaliste une menace pour les libertés individuelles et pour la diversité culturelle, l’incarnation de la modernité technocratique et le risque d’un futur État-providence supranational. Bref, une (auto)route vers la servitude.
La suite de l’histoire est connue : la multiplication des traités de libre-échange, la construction européenne ou encore la fondation de l’OMC témoignent du succès des globalistes pendant les années 90 et 2000. Or, c’est ce succès qu’ont remis en question le Brexit et l’élection de Trump, plus que le néolibéralisme lui-même. Le Brexit n’est pas juste une réaction des laissés pour compte de la mondialisation, avides de retrouver leur souveraineté, ou un rêve de vieux conservateurs aux accents réactionnaires. Il s’agit aussi d’un projet politique néolibéral et nationaliste dont on trouvait déjà la trace dans le discours de Thatcher à Bruges en 1988 : “Nous n’avons pas réussi à faire reculer les frontières de l’Etat en Grande-Bretagne pour les voir réimposer au niveau européen avec un super Etat européen exerçant sa nouvelle domination depuis Bruxelles.” (“We have not successfully rolled back the frontiers of the state in Britain, only to see them re-imposed at a European level with a European super-state exercising a new dominance from Brussels”). Dans cette lignée, l’Europe est perçue comme un poids et une entrave pour le libre fonctionnement de l’économie britannique, le Brexit devant permettre au Royaume-Uni de se libérer et d’approfondir la dérégulation. Comme le dit fièrement le think-thank néolibéral Institute of Economic Affairs : “Hayek would have been a Brexiteer” !
Un conservatisme historique
L’espace du néolibéralisme se structure également dans une tension entre des pôles conservateurs et progressistes, le positionnement variant d’une période à l’autre. La phase de destruction de l’État-social, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, s’est fait dans le cadre d’un projet conservateur, incarné par Thatcher et Reagan. Avec d’un côté, There’s No Such Thing as Society et la destruction des obstacles entravant l’économie, et de l’autre, un appel constant à la famille, à la chrétienté, à l’homophobie, au militarisme. Ces projets politiques restaient cohérents avec les sources théoriques dominantes du néolibéralisme. Chez Hayek et Röpke on retrouve une même admiration pour Burke, une même haine de la démocratie et des masses, une même volonté de verrouiller la société par l’élitisme et l’aristocratisme. Le premier a rédigé des constitutions alors que le second pensait que la solution se situait surtout dans le social et les valeurs. D’ou une ode à la paysannerie :
qui concilie de manière idéale vie et travail, production et consommation, espace d’habitation et espace de labeur, nature et activité humaine […], développement indépendant de la personnalité et chaleur du contact social. [La paysannerie] oppose à la face industrielle et urbaine de notre civilisation tradition et persévérance […], mesure et sérénité, existence non artificielle […], unité de l’existence et insertion humble dans la chaîne du devenir et de la mort.
Ringard ? C’est le moins qu’on puisse dire, tant le néolibéralisme est aujourd’hui devenu synonyme de la société de consommation, de la marchandisation sans limite (jusqu’au corps : capital humain, sexuel ou biométrique) et des excès des goldenboys et des yuppies.
Mais un penchant progressiste
Le néolibéralisme n’est pourtant pas pure contrainte, pur nihilisme ou pure aliénation. Son succès repose sur sa capacité à capter et canaliser les désirs, même d’émancipation. C’est ainsi qu’un néolibéralisme progressiste, mélange entre des erzats d’idéaux d’émancipation, une financiarisation et une dérégulation sous-stéroïdes, a pu être incarné par Tony Blair au Royaume-Uni, la gauche caviar en France, tous deux précédés Outre-Atlantique par les “New Democrats” :
In place of the New Deal coalition of unionized manufacturing workers, African Americans, and the urban middle classes, he forged a new alliance of entrepreneurs, suburbanites, new social movements, and youth, all proclaiming their modern, progressive bona fides by embracing diversity, multiculturalism, and women’s rights. Even as it endorsed such progressive notions, the Clinton administration courted Wall Street. Turning the economy over to Goldman Sachs, it deregulated the banking system and negotiated the free-trade agreements that accelerated deindustrialization.
(Nancy Fraser)L’époque combative du néolibéralisme [avec pour objet la destruction du socialisme, sous l’impulsion de Thatcher et Reagan] a été suivie d’une période de 20 ans de “néolibéralisme normatif” [sous l’impulsion donc du parti démocrate], qui était une tentative d’imposer le marché comme la mesure ultime et incontestée de la valeur - non seulement par rapport aux sphères dans lesquelles le mécanisme des prix était présent, c’est-à-dire les sphères d’échange économique, mais aussi aux sphères où le mécanisme des prix était absent. [Il] ne s’agit pas simplement d’essayer de défendre le marché sur le terrain de la liberté économique - ce que le libéralisme avait fait pendant 300 ans - mais en fait d’affirmer certains mécanismes d’évaluation et d’évaluation économiques comme les dénominateurs ultimes de l’organisation de la société.
(William Davies)Une gouvernementalité de crise, une subjectivité en crise La capacité du néolibéralisme à se réagencer s’explique par son hétérogénéité, ses tensions internes (nationalisme-globalisme, progressivisme conservatisme), mais aussi parce qu’il a fait des crises un outil de gouvernance :
Le remède n’est plus là pour mettre fin à la crise. La crise est au contraire ouverte en vue d’introduire le remède. (…) [Proclamer la mort du néolibéralisme après 2008] c’est de n’avoir pas compris que la «crise» n’était pas un fait économique, mais une technique politique de gouvernement (…) Nous ne vivons pas une crise du capitalisme, mais au contraire le triomphe du capitalisme de crise.
(À nos amis)Elle a mis un peu de temps à prendre forme, mais il semble qu’une stratégie du choc cohérente est en train d’émerger de la pandémie. [Elle] se dessine à toute vitesse, alors même que les corps continuent de s’entasser, et fait des semaines d’isolement physique que nous avons vécues non pas une douloureuse nécessité destinée à sauver des vies, mais un laboratoire à ciel ouvert, avant-goût d’un avenir sans contact, permanent et hautement profitable.
(Naomi Klein)It’s certainly early days, and I can only speak to the American context, the discussions I’ve been following. You don’t hear about these game plans in the media. But they are talking about specific things — for example, all kinds of successes, from their point of view, with regard to medical developments. […] These are the sorts of projects they’ve long had on the back burner. And now they see, “this is our chance.” Partly as an unintended consequence of the crisis, but also because the neoliberals are poised and ready to give it the final nudge to make these things happen.
(Philip Mirowsky dans How Neoliberalism Will Exploit the Coronavirus Crisis)
Tel le chat, le néolibéralisme retombe toujours sur ses pattes. Mais au-delà de sa capacité à tirer profit des crises, la preuve de la permanence de son règne ne se lit-elle pas dans la permanence de son produit le plus réussi : l’homme néolibéral ?
[Les néolibéraux] ont changé le sens de ce qu’est un marché [non plus comme une allocation de ressources rares, mais] comme un problème épistémique - le marché est le plus grand processeur d’information connu de l’humanité.
(Mirowsky)Le néolibéralisme est une rationalité, le marché devient une (voire la seule) forme d’objectivité et de connaissance. L’État étant réduit à un rôle de garant des règles dun jeu (et soulagé du rôle de garant de la cohésion sociale), c’est le marché qui produit non pas une société mais une diversité d’opinions, de modes de vie, de valeurs, de choix, de goûts. Il en découle une contamination de cette rationalité économique (la concurrence en particulier) à des domaines jusqu’alors non marchands de l’existence humaine. La santé et l’éducation bien sûr, mais jusqu’aux nations, villes et régions entières qui peuvent être considérées comme des acteurs compétitifs. En passant par le “moi”.
Vous faites des investissements en vous-même et vous vous attendez, avec certes une profonde incertitude, à en récolter les fruits à l’avenir. Dans le même temps vous marketez votre apparence. Et tout cette logique d’autogestion s’étend à la recherche d’emploi mais aussi aux relations entièrement non marchandes telles que la recherche d’un date, d’un conjoint ou d’un ami”
(William Davies)La concurrence produit… une sorte de contrainte impersonnelle qui oblige de nombreux individus à adapter leur mode de vie d’une manière qu’aucun ordre ou instruction délibérée ne peut provoquer ».
(Hayek)C’est ce qu’avait très tôt identifié Foucault, en se penchant sur la théorie du capital humain : à la vision néolibérale du marché correspond un nouvel homo oeconomicus, “l’entrepreneur de soi”.
Or, La subjectivité néolibérale n’est pas l’appanage du winner, du jeune cadre dynamique (par ailleurs triathlète, adepte d’un régime no-glu paléo et réalisant ses exercices respiratoires de 5h à 6h du matin pour débloquer le potentiel productif de son cerveau). Elle s’est diffusée à l’ensemble de la société, elle est partout et même là où on l’attend le moins : dans les salles de sports cheaps, sur les applis de rencontre, dans les milieux radicaux ou réactionnaires et même dans les sphères religieuses (islam de marché, développement personnel chrétien, coaching judaïque etc.).
La subjectivité néolibérale s’est même raffinée depuis les années 80. Wendy Brown parle d’un glissement d’une “forme entrepreneuriale de néolibéralisme, vers une autre forme profondément infléchie par la financiarisation”. Il ne s’agit plus d’être sa “petite entreprise” mais de se considérer comme un portefeuille d’actifs “en quête de crédit, c’est-à-dire se compren[dre] comme investissant [soi]-même dans son propre capital humain, et comme espérant des autres qu’ils investissent également dans celui-ci”. Dès lors, la rétribution dépend moins d’une production effective que de la mise en scène d’une capacité potentielle à produire. Logique de l’influenceur1.
Mais n’y a-t-il pas un épuisement de ces subjectivités dont les nombreuses pathologies de l’époque sont les symptômes : TDAH, dépression, burn-out, troubles bipolaires, workaholic, addictions, bigorexie etc. ? C’est ne pas voir que comme les néolibéralismes, les subjectivités qu’il produit sont résilientes. Il faut que ces subjectivités soient fracturées, fêlées, si ce n’est brisées, pour pouvoir se renforcer. L’essor du cross-fit (parmi d’autres pratiques sportives extrêmes) en est un exemple : pratiqué majoritairement par des cadres, il essore le pratiquant, qui doit pousser toujours plus lourd, éxécuter des mouvements toujours plus rapides, pour brûler toujours plus de “cal” sur une bande-son au rythme effréné, pour oublier la douleur, mais aussi le vide. La lenteur de l’apprentissage ? Le pratiquant décline, il s’ennuie, veut souffrir, se donner le sentiment d’être un “survivant”, que ce qui ne tue pas le rend plus fort. No pain, no gain. Trop collectif ? Optez pour l’ultra-trail. Pas assez d’adversité ? Passez au MMA. Pratiquez-les de la même manière, et surtout faites-le savoir.
La persistance du néolibéralisme grâce à sa reconfiguration
Croire à la fin du néolibéralisme c’est croire au fait qu’il ait pu exister par le passé dans une version pure et globalisée. Dans laquelle l’ensemble de ses plans (idéologique, économique, politique, subjectif) auraient été parfaitement articulés. Il n’y a pas eu d’âge d’or du néolibéralisme (ou sur un temps court - entre les années 90, de la période de la Troisième Voie, de la mondialisation et des Nouveaux Démocrates jusqu’à l’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001 - et dans des endroits particuliers du globe). Est-il vraiment en train de rendre son dernier souffle ? À regarder ses effets on répondra de toute évidence, non. L’ensemble semble si souple qu’il parait incassable. À l’image de ses subjectivités, les “crises” de ces dernières années pourraient l’avoir stimulé et revivifié.
À l’inverse, la tendance qui consiste à repérer dans toute interaction sociale sa permanence (la permanence de la crevardise, qu’importe le régime politique ou les politiques économiques) ne peut mener qu’à la cécité. On finit ainsi par admettre (souvent, il faut le dire, pour garantir la survie de chaires d’études foucaldiennes sur le sujet) l’existence d’un néolibéralisme des plans des plans de relance, d’un néolibéralisme coiffé d’une tête de bison, d’un néolibéralisme anti-libéral. Enfin, en observant le néolibéralisme uniquement depuis ses points d’applications, depuis les micro, bientôt les nano-pouvoirs, on prend le risque de perdre toute profondeur de champ. On prend le risque de parcelliser l’analyse à l’infini. On en vient à accepter de ne plus voir de plan d’ensemble et finalement assumer à la fois de ne plus rien comprendre, et qu’il n’y a pas d’issue.
Comprendre les reconfigurations implique de partir des tensions qui animent le néolibéralisme - pour le maintenir en vie, mais à quel prix pour lui ? Des tensions internes et critiques externes venant d’au-delà de ses pôles : titillé par le paléoconservatisme, titllé par le libertarianisme. Or ces mises en tensions et leurs exacerbations ne sont pas sans conséquence (sinon on n’en parlerait pas). S’il n’y a jamais eu d’articulation parfaite entre ses plans, le plan des politiques publiques, celui de la doctrine, celui du régime économique mondial, et celui des sujets, il faut constater un niveau de désarticulation extrême. Bien qu’il soit résilient, et même s’il résiste, même s’il sait se placer dans l’ombre, même s’il se pare de faux-nez, il finit par être modifié par ses propres efforts de contorsionisme. Il finit par muter. Pour le pire ?
Rendez-vous au prochain épisode…
Notes
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Pour les plus curieux, notre première livraison analysait, sous un autre angle, ce raffinement de la subjectivité néolibérale. ⤴️
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Walking deads
Édito - avril 2024Ce serait l’heure des come-backs : le retour de l’Etat, et avec lui de la guerre et de l’autoritarisme. De ce constat débutent deux analyses dominantes, l’une qui voudrait que l’on assiste en direct à la résurrection du fascisme ; et l’autre à l’inverse que rien n’a changé, et que le pseudo-renouveau était déjà à l’oeuvre, à la périphérie (du regard ou de l’occident). Il faut savoir reconnaître et écarter ce qui relève de la tentation de remplir l’armoire à concepts (néo-fascisme, nouveau néolibéralisme) comme celle de ne voir partout que des agitations superficielles (pendant que l’économie continue de modeler le monde). On essaiera plutôt de repérer des ruptures dans l’organisation du pouvoir - et puis sont-elles synonymes de faiblesses, cachent-elles des plaies (à saler) ou des occasions de fuir (armé) ? Cette livraison est encore en cours d’élaboration.
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Néolibéralisme : zombies et mutants
Mort, il marche encore sur la terreSe poser la question d’un retour aujourd’hui du fascisme implique d’une part de se demander si l’on n’a pas affaire à quelque chose de tout autre (le technofédoalisme) mais aussi de considérer ce qu’il est advenu du régime “précédent”, qui s’est justement constitué officiellement à la fois contre le fascisme et contre le socialisme, non sans assumer un noyau autoritaire : le néolibéralisme. Dans un premier article on se demandera ce qui permet de parler de mort du néolibéralisme ou de sa perpétuation sous une forme “zombie”. Dans un second article (celui-ci) on verra comment, épuisé et soumis à des tensions internes et externes, il pourrait avoir fini par muter. Enfin, dans un troisième article conclusif on se demandera si ces mutations ne sont pas autant de portes ouvertes vers d’autres régimes et d’autres imaginaires politiques. Et comment ceux-ci peuvent s’articuler.
Néolibéralisme : zombies et mutants
On avait dans un premier article exposé les arguments qui permettent à certains de déclarer la mort et l’enterrement définitif du néolibéralisme, et à d’autres de le voir s’être insinué partout, jusque dans nos gênes. Pour caricaturer, on peut voir aussi bien dans les populismes, les Bidenomics et l’affrontement commercial entre la Chine et les USAs, la péremption du cadre néolibéral, que dans la crevardise des influvoleurs, sa permanence. Si la première posture s’articule notamment avec une énième tentative de réechanter la gauche (et l’État), la seconde revient à forclore toute possibilité de changement… et donc à condamner toute possibilité révolutionnaire. Faute politique évidente autant qu’erreur d’analyse. Regardons une autre hypothèse : que le néolibéralisme survit, se survit, et ce faisant mute, et que ce n’est pas sans risque (pour nous, pour lui).
Vive la crise ?
Croire à l’incessante résilience du néolibéralisme passe souvent par le fait de prendre pour acquis le discours qu’il a sur lui-même. Il provoquerait des crises pour avancer ses pions, et lorsqu’elles surviennent de l’extérieur il s’en saisirait comme des opportunités. Vive la crise ! Bien sûr il y a du vrai dans cette affirmation, Friedman disait ainsi :
Only a crisis - actual or perceived - produces real change. When that crisis occurs, the actions that are taken depend on the ideas that are lying around. That, I believe, is our basic function: to develop alternatives to existing policies, to keep them alive and available until the politically impossible becomes the politically inevitable.
Et les plans d’ajustement structurel imposés par le FMI sur les pays du Sud global maintenus dans un état de sous-développement ne sont pas des fantasmes. Il n’y a par ailleurs aucun doute sur le fait que le néolibéralisme s’est présenté comme une solution à l’inflation et à la stagflation de la fin des années 70 en Occident. Mais, il faut savoir faire un pas de côté, prendre un peu de recul.
Profiter de la crise de systèmes concurrents, que ce soient le keynésianisme, le socialisme ou le tiers-mondisme est une chose. Répondre à une crise provoquée par le système en est un autre. La résilience du néolibéralisme ne doit pas uniquement être évaluée à partir du constat de son maintien ou des forçages qu’il impose en période de turbulence, il faut aussi se demander si sa légitimité est toujours intacte. Où en est sa part de rêve ? A ce propos, J. Peck et N. Theoddore affirment que : “The very emptiness of these futures represents an important difference between the current conjuncture of late neoliberal authoritarianism and its predecessors from the 1970s and 1980s, the time when empty promises of a better, freer, and more prosperous future had yet to be historically tested”. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une question secondaire pour les auteurs néolibéraux, ils ne misent pas tout sur la “gouvernance par le milieu” ou l’Etat fort. Röpke écrit que “le succès du communisme est favorisé par une âme vide plutôt que par un estomac vide”. Les néolibéraux sont des intellectuels de combat, ils ne restent pas dans une tour d’ivoire : think-thanks, ouvrages de vulgarisation, conférences, revues, construction de personnages publics et même une série documentaire (Free to Choose) etc. Il s’agit avant tout d’une gouvernance par la liberté.
Le néolibéralisme est mort. Mais survit comme un zombie
Le néolibéralisme est donc bien là, et son hégémonie écornée comme jamais. Les signes de ce qui est au moins une crise de légitimité s’amoncellent. Quiet quitting, big quit, écoanxiété, on attend avec impatience la guerranxiété. Dégagisme dans l’arène politique et multiplication de (non)mouvements en dehors (rien qu’en France : Zads, 2016, GJs, contre le pass sanitaire, manifs nocturnes contre Louis XVI, émeutes pour Nahel ). Le futur se présente comme angoissant et apocalyptique, ce qui n’échappe pas à l’industrie culturelle : “On est trop sur la planète/J’en déduis qu’ils vont tous nous tuer ” (Booba), la Fièvre, la Peste. Concédons aux puristes (révolutionnaires et micropoliticiens professionnels) qu’il ne s’agit guère d’oppositions franches au néolibéralisme. Cette accumulation atteste tout de même de son affaiblissement. Le manque d’adhésion aux régimes néolibéraux est compensé par le recours à la force. C’est pourtant une banalité : qui n’a que la coercition est affaibli. Même dans les régimes dit “autoritaires” le pouvoir recoure aux réseaux de clientélisme, à des idéologies, à des corps intermédiaires, à une instrumentalisation des traditions et valeurs etc.
Comme le dit aujourd’hui l’un des anciens économistes de Clinton (et qui considérait encore en 1999 le néolibéralisme comme la seule utopie encore vivante)
On peut dire que le néolibéralisme est en train de mourir, mais le nouveau monde lutte pour émerger. Comme disait Gramsci, “maintenant c’est l’heure des monstres”. Il me faut encore 6 mois pour déterminer si le néo-fascisme est une vague qui a réellement de l’avenir. Et si les algorithmes vont être sources de progrès et d’égalité ou l’inverse, dans la manière de gérer les affaires sociales. La chose intelligente à dire est que oui le néolibéralisme est mort ou en passe de l’être, mort mais comme un zombie : il marche encore sur la Terre.
Pourquoi continue-t-il à marcher ? Parce qu’il n’y a personne pour le décapiter à coup de machette. Le maintien du néolibéralisme s’explique davantage par la faiblesse de ses adversaires que par sa supposée résilience à toute épreuve. Mais que faut-il comprendre par ses adversaires ? Une force qui lui est radicalement opposée et étrangère ? La pureté révolutionnaire ? Rien n’est moins sûr. Ce qui nous guette c’est un scénario à la X-men, un monde peuplé de mutants.
Logique de la mutation
Dans la succes story du néolibéralisme il y a le rôle principal (le néolibéralisme comme rationalité politique fondée sur une certaine conception du marché) mais aussi les seconds couteaux. Le caractère compositionnel du néolibéralisme, qui participe à sa résilience, l’amène à se colorer différemment, et selon le contexte, au contact du conservatisme ou du progressisme. Cela répond à l’une de ses faiblesses originelles : l’extension du marché et de l’individualisme à l’ensemble de la société entraine une dynamique centrifuge, un risque de dissolution de la société, d’anomie. Et les néolibéraux le savent. Déjà en 1958 W. Röpke, le chef de file des ordolibéraux, écrivait dans Au-delà de l’offre et de la demande :
Les hommes qui s’affrontent sur le marché, et, poursuivant leur profit, comptent l’emporter, doivent être d’autant plus liés moralement et socialement à la communauté, sinon la concurrence dégénère elle aussi des plus dangereusement. En d’autres termes, l’économie de marché n’est pas tout : elle doit s’insérer dans un contexte général plus élevé qui ne peut se fonder sur l’offre et la demande, la liberté des prix et la concurrence. Elle doit être tenue fortement dans le cadre d’un ordre général (…) L’homme, par contre, ne peut trouver le plein épanouissement de sa nature que s’il s’intègre de son propre gré dans une communauté et s’y sent lié solidairement. Sinon il mène une existence misérable. Et il le sait.
C’est l’un des moteurs de la reconfiguration incessante du néolibéralisme : il a besoin de s’appuyer sur d’autres rationnalités politiques. S’appuyer, mais ne pas les absorber, au risque de les réduire à de vulgaires marchandises. Angle mort de la laïcité, le “retour du religieux” n’est plus une béquille pour le néolibéralisme quand il s’affaise dans la marchandisation. Qu’est-ce qui fascine le bloom dans les images du hajj ? La piété ou les hôtels 5 étoiles qui entourent la Ka’ba ? Les précheurs 2.0 n’assèchent-ils pas la parole divine au point de la réduire au développement personnel ? Sans mauvais jeux de mots, cela ne peut qu’approfondir le désert.
Une question importante est donc celle de l’autonomie laissée à ces autres rationnalités politiques. Wendy Brown remarquait déjà que dans la séquence qui a suivi le 11 septembre 2001 néolibéralisme et néoconservatisme n’étaient ainsi pas les deux faces d’une même pièce. Qu’il n’y a pas nécessairement de symbiose entre le néolibéralisme et ses adjuvants. Dans le cas du néolibéralisme et du néoconservatisme, bien que leurs intérets convergaient, il existait des points de tension évidents concernant notamment le puritanisme, l’individualisme, la participation politique ou encore le rôle du gouvernement.
Le néolibéralisme mutant
Trump et Brexit
Le cas de Trump a été longuement commenté. Rupture populiste avec le néolibéralisme pour les uns, symbole de sa reconfiguration pour les autres. La mise en lumière des pôles conservateurs et nationalistes du néolibéralisme va dans le sens de la seconde hypothèse. Si Trump a provoqué le retrait de l’accord de partenariat transpacifique, celui-ci a été suivi par la signature d’accords plus restreints, avec le Canada et le Mexique. Trump soutenait aussi un “hard Brexit” afin de renforcer les liens économiques avec le Royaume-Uni. Il ne s’agissait pas d’en finir avec le libre-échange mais de le reconfigurer. Sur le plan de la politique intérieure, il a poursuivi les politiques néolibérales : privatisations, dérégulation, baisses d’impôts sur les entreprises etc. Quant à la guerre commerciale contre la Chine et la réthorique protectionniste, il ne s’agissait de rien d’autres que de la poudre aux yeux. Il faut que tout change pour que rien ne change.
Considérer le trumpisme comme un populisme ou une variante supplémentaire du néolibéralisme c’est manquer qu’il s’agit d’une synthèse entre différentes tendances - nationaliste, conservatrice, libertarienne, suprémaciste, évangéliste, masculiniste ou encore communautariste - qui entretiennent des rapports ambivalents avec le néolibéralisme. Quinn Slobodian affirme notamment que :
[Les libertariens] viennent à la fois du mouvement néolibéral et sont contre celui-ci. L’une des qualités impressionnantes de la tradition intellectuelle néolibérale est la façon dont elle a plus ou moins maintenu sa cohérence malgré des différences d’opinion internes souvent importantes sur la gestion de l’argent, la migration, l’utilité du populisme et d’autres questions de division. La rébellion ouverte de certaines factions au sein de la grande tente est un retour à la tendance sectaire plus familière des mouvements intellectuels, et elle montre pourquoi il ne suffit pas de considérer le néolibéralisme comme l’idéologie domestique du capitalisme en tant que telle.
Ainsi, si le trumpisme participe au maintien du néolibéralisme, il menace aussi de le faire bifurquer ou éclater. Le trumpisme symbolise l’hybridation du néolibéralisme avec des rationnalités politiques qui lui sont extérieures si ce n’est antinomiques. Wendy Brown voit dans le trumpisme l’influence du “néofascisme” : mobilisation des masses, recours aux affects, virilismes, leader-charismatique, haine des élites, racisme, ressentiment etc. Bref, le cauchemar des néolibéraux :
Ce qui triomphe sous le régime de Trump, c’est bien le raisonnement néolibéral et son préjugé en faveur des affaires et d’un économicisme généralisé. Cela dit, il faut se rappeler que pour les authentiques néolibéraux, ceux de Fribourg, de Vienne ou de Chicago, cet aboutissement serait un cauchemar. En effet, à quoi s’opposaient les néolibéraux ? Ils s’opposaient au fascisme, mais aussi à la mobilisation de masse des affects populaires, à la démocratie émotionnelle. Ils souhaitaient une séparation entre le monde de la compétition et des marchés, et l’État, qui pouvait certes être un État fort, mais qui devait être dirigé par des technocrates, ou à tout le moins comprendre son rôle comme étant de favoriser l’essor des marchés. Leur cauchemar était au contraire cette fusion des grandes entreprises et de la politique incarnée par Trump. Leur cauchemar était l’autoritarisme et l’irrationalité incarnés par Trump. Leur cauchemar était un régime politique réceptif à la mobilisation des affects populistes. Trump est leur Frankenstein.
Frankenstein car Trump est une création, monstrueuse, du néolibéralisme lui-même. Ce dernier est à la fois responsable de la destruction de la démocratie et du resentiment sur lesquels Trump a capitalisé, et dans le même temps s’appuie sur le trumpisme pour perdurer.
Cette logique de mutation est perceptible au-delà du trumpisme. Le Brexit symbolise l’hybridation entre néolibéralisme, libertarianisme et nationalisme. Discours protectionnistes, xénophobes et racistes, “Take back the control”; promotion du modèle de la cité-Etat, des zones franches et ports-francs : fascination pour Dubaï ; volonté de créer un “Singapore-on-Thames” ; projets d’accords de libre-échange bilatéraux ; promesses de dérégularisation ; “Hayek would have been a Brexiteer”. Le Brexit s’accompagne aussi, comme le note encore Slobodian, d’un projet de “sécession douce” : “le choix de la société par le biais de communautés fermées, le déplacement de[s] enfants dans les écoles privées, la création d’environnements médiatiques parallèles et en silo”.
Les partis d’extrême-droite anti-austérité
Les partis d’extrême-droite européens peuvent être vus comme un autre symptôme du même phénomène. Selon Melinda Cooper ces partis hybrident le néolibéralisme avec une réthorique et des politiques nationalistes et racistes, mais aussi avec des politiques économiques anti-austérités. Ces dernières s’intègrent dans le cadre d’un projet économique fasciste, “a heterodox economic formation, distinct from the equally heterodox methods of Keynesianism or socialism, [which is] defined by the attempt to overcome the threat of deflation without substantially threatening the existing distribution of wealth and income.” S’appuyant sur l’intervention de l’Etat, la limitation du marché, le natalisme, la création de monnaies parallèles et opposées à l’austérité, ces politiques économiques sont théoriquement antinomiques avec le néolibéralisme. Dans la pratique, les mouvements anti-austérité d’extrême-droite mélangent néolibéralisme et économie fasciste. D’un côté, en Italie, la coalition entre la Ligua et le M5S remplace la taxe régressive du gouvernement Monti par une flat tax, de l’autre elle instaure un “revenu de citoyenneté” (équivalent du RSA). En France, la trajectoire du Front National puis du Rassemblement National est également emblématique du phénomène. La politique économique du parti est le produit d’une tension entre un pôle néolibéral, incarné par le Club de l’Horloge, et un pôle antilibéral, le GRECE. Henry de Lesquen membre du premier, fait l’éloge du “libéralisme” de Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, Jacques Rueff, Wilhelm Röpke, Lionel Robbins, Henry Simons, Milton Friedman et George Gilder, tandis qu’Alain de Benoist, figure de proue du second, lui a répondu par un petit texte, Contre Hayek. C’est le rapprochement du RN vers les idées du GRECE et le souverainisme qui explique, selon Cooper, le tournant social du parti. Bref, le néolibéralisme étant nécessairement compositonnel et ce d’autant plus qu’il est affaibli, on pourrait multiplier les études de cas: Hongrie d’Orban, pays du Golfe, République autoritaire de Macron, Inde de Mondi, Argentine de Milei, etc.
L’hybridation entre le néolibéralisme et d’autres rationnalités politiques, on le voit, n’est pas sans conséquences pour lui. Le mélange entre néolibéralisme, conservatisme et nationalisme se fait aux dépens de sa version globaliste et progressiste. L’hybridation avec certaines tendances qui lui sont proches, notamment libertariennes, ouvre une possibilité de bifurcation. Le néolibéralisme, comme ce semble être le cas actuellement, peut réussir à maintenir sa domination sur les rationnalités politiques avec lesquelles il se compose (même avec les plus distantes et divergentes, comme le néoconservatisme et le néofascisme). C’est ce que d’aucuns nomment le “moment néofasciste du néolibéralisme”.
Il faut souligner que les mutants peuvent se stabiliser en tant que tels. C’est par exemple le cas du Hezbollah libanais qui domine le pays du Cèdre depuis plusieurs années. II s’agit d’un côté d’une milice disposant d’importantes capacités militaires, en guerre contre Israël et aux côtés du régime syrien, diffusant un discours islamo-nationaliste teinté d’anti-impérialistes, s’appuyant sur des références religieuses chiites et produisant des subjectivités militaristes. D’un autre, c’est une organisation qui s’est complètement intégrée au système néolibéral libanais (J. Daher) et qui a intégré les pratiques de “bonne gouvernance” préconisées par les institutions internationales néolibérales (A. Daher).
Mais il faut aussi envisager la possibilité que ces tendances profitent de la faiblesse du néolibéralisme pour s’imposer à lui, le cannibaliser et fonder une nouvelle espèce. Il faudrait alors renverser la formule et conclure à un moment néolibéral du néofascisme. Mais laissons l’étude de ces “sorties”, à un dernier article.
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Comeback
Édito - septembre 2024Les années 90 ont beau être à la mode, elles sentent plus que jamais le périmé : le nouvel ordre mondial, son prosélytisme néolibéral progressiste, ses frappes chirurgicales et ses casques bleus - utopie finie. Dans une précédente livraison on se penchait sur les dernières convulsions du néolibéralisme : un peu partout on se fait élire sur sa mort et pourtant le corps bouge encore, quoique de manière désordonnée. On veut se poser la même question pour ce qui est de l’ordre international régi par des règles. On entend beaucoup parler depuis deux ans de retour de la guerre (la Syrie, l’Ethiopie, le Yemen ne comptaient pas). Triple mensonge, bien sûr : elle ne s’est jamais arrêtée, elle prend, malgré les apparences, des formes nouvelles, et surtout ce n’est qu’un début. S’il faut penser la guerre c’est aussi pour anticiper les mobilisations qui viennent - spoiler : pour certains gouvernants, porter un col roulé est le commencement d’une prise d’armes.
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Guerre totale
Guerres totales ou guerre sans finI hail it as an example of sublime and poetic justice that those who have loosed these horrors upon mankind will now in their homes and persons feel the shattering strokes of just retribution.
(Winston Churchill, discours radiophonique du 10 mai 1942, anticipant les bombardements à venir de Dresde, Cologne, Hamburg, Berlin, Tokyo, Hiroshima et Nagasaki)La guerre, parait-il, est revenue aux oreilles des Occidentaux. Il fallut pour cela quelque chose de plus bruyant, de plus proche, de plus familier. Il fallut l’Ukraine, l’identification européenne, un peuple finalement susceptible d’empathie. Il fallut que ce soit un peu plus blanc, en somme.
Pourtant la guerre, dans son fracassant « retour », ne nous a jamais quitté. Ni après 1945, ni après 1991 d’ailleurs. Tout au plus, on la délocalisa, on prétendit la tenir à distance des âmes. Retenue, organisée aux confins du monde civilisé, monde consacré, en paix, et pourtant en sursis. Monde garanti au prix d’un ordre sanglant, dont les horreurs ne devaient frapper, lointainement, dans le murmure indiscernable de l’Histoire, que quelques barbares. Aussi, que les États-Unis se firent - comme le veut l’expression - « gendarmes du monde », que l’empire de la démocratie libérale distribua les « dividendes de la paix », ou que la mondialisation de l’économie de marché dût susciter une non moindre mondialisation de la pacification : la guerre continua de se faire, au nom d’une certaine tranquillité. L’ordre ne fut jamais cette fameuse paix, clame-t-on aujourd’hui au plus haut de la doctrine militaire française, mais une (re)définition des raisons de faire la guerre,
Entre les années 60 et 90, on passa des « conflits détournés » (les théâtres extérieurs de l’affrontement US-soviétique) aux opérations du maintien de la paix (interventionnisme extensif, subjectivé depuis les intérêts particuliers, d’abord occidentaux). Des opérations du maintien de la paix, on passa aux luttes d’influence, barbouzeries, opérations spéciales, sabotages et dénis d’accès. Il fut également question de guerres asymétriques et de guerres irrégulières. On nous présenta des ennemis constitués en deçà du seuil de l’État, contre qui – justifia-t-on - tout était permis. La guerre s’étendit, et assuma des moyens plus « modernes » : contre-insurrection, cyberguerre, désinformation, et autres « pratiques non-conventionnelles ». On conclut que la guerre, ce grand fourre-tout, était devenue « hybride ». Avant de finalement revenir sans maquillage sur la scène de l’Europe. Autant dire qu’au fait de disparaître, elle s’était plutôt employée à tout contaminer, s’éloignant largement d’un idéal-type classique ou « contrôlé ». « L ‘hybridité » déjà, au moins à partir de 2005 et de la présence américaine en Irak, marquait l’assomption d’un échappement, d’un débordement des limites, faisant de la logique de guerre un fait accélératif et viral. Là où se mêle finalement, en bout de chemin, militaire, politique, sécuritaire et civil.
Pourtant, et pourtant, il fallut donc l’Ukraine pour réveiller une forme d’intérêt, une certaine inquiétude. S’ajouta le 7 octobre, et l’attaque du Hamas sur Israël. Ébranlement. Puis on se mit à parler, un peu partout (c’est à dire ici), d’un « monde en guerre(s) ». On fit mine de se réveiller au milieu des cadavres, d’un futur devenu d’un coup si effrayant, d’un Occident assiégé. Menaces nucléaires, logiques génocidaires subitement évidentes, aplatissement géographique des conflits, clairons de la mobilisation, économie voir écologie de guerre même : un tourbillon commença à faire signe. Indiquant que la simpliste rhétorique de l’ère anti-terroriste, où un axe du Bien poursuivrait de vilains fanatiques planqués dans des tunnels au milieu du désert, ne racontait plus rien. La guerre allait tout engloutir, elle arrivait de partout. Jusqu’à se demander si elle n’était pas enfin, et comme d’autres l’avaient depuis longtemps prédit, devenue totale.
La « guerre totale », donc, n’est pas idée nouvelle. Ce fut d’abord au sortir d’une Première Guerre mondiale que deux hommes ne se connaissant pas, mais ayant en partage l’ignominie (Léon Daudet, de la jeune Action Française et le maréchal Ludendorff, primo-militant du mouvement nazi), se tournèrent vers ce qu’ils avaient vécu, vers cette première guerre absolument industrielle, et qui dévora tout, pour la qualifier de totale. Ils virent là, avec effroi, la consumation de sociétés toutes entières, que seul pouvait permettre le couplage d’appareils étatiques et productifs modernes. Seuls à même de marquer un seuil décisif dans la capacité de mobilisation, mobilisation intégrale qui vit fusionner armée et peuple. Guerre de masse donc, engrangée par la combinaison de la conscription universelle (requise des citoyens de par le contrat démocratique) et de sa mise en œuvre administrative, par le recrutement effectif des troupes (possible seulement par l’appareil administratif moderne). Jacques Guibert pourtant, anti-démocrate averti lui aussi, fin stratège et précurseur de Jomini et Clausewitz, avait annoncé dès le XVIIIe siècle les conséquences néfastes de la constitution d’armées populaires : aux peuples en armes, des guerres illimitées.
Ainsi 14-18 devait marquer une explosion de toutes les digues – géographiques, temporelles, économiques, mentales – à l’exercice de la guerre. Une société – enfin intégrale pourrait-on dire – transmutée par la réquisition et la mise au travail, à la fois industrielle, technologique et financière. Conversion radicale, unitaire, d’une économie - sociale et productive – du civil vers le militaire : innover, armer, produire, dans la seule logique du conflit. L’organisation des sexes même s’en trouva bouleversée, pas moins que celle des esprits, travaillés continuellement par les censures et les propagandes. Le massacre, lui aussi, fut industriel (ce qui pour le coup ne fut pas tout à fait nouveau – que l’on pense par exemple aux guerres de colonisation). Mais cette fois y disparut pour de bon le héros militaire, figure quelque peu romantique de l’historiographie de la guerre en Europe : non sans déclencher quelques réactions éplorées d’ailleurs (voir du côté de chez Schmitt ou Junger par exemple). Héros faisant place donc au soldat inconnu, sacrifié, défiguré, celui des guerres totales. On parlait alors, avec un certain tremblement nostalgique dans la voix, de la guerre comme d’une machine (image qui obséderait par la suite tout le siècle), et dont les hommes fourniraient le carburant.
La notion tomba quelque peu dans l’oubli. Tout juste quelques historiens - John U. Nef au détour des années 50, Jean-Yves Guiomar en 2004 - s’intéressèrent au basculement des guerres de l’Ancien Régime, réputées limitées, à celles de la Révolution et de l’Empire, qui devaient l’être moins. Et c’est un américain, David Bell - notamment à partir de son intérêt pour les événements précédant le 1789 français - qui proposa d’arracher la guerre totale (que Clausewitz aurait appelé “absolue”) à ses premières définitions, afin de la rendre à une description pleinement politique. Bell en fait ainsi non pas une forme finie et circonscrite (un état fixe), mais une mécanique latente, une force d’attraction. Une “ligne de fuite” mauvaise, pourrait-on dire. « Totale » désignant alors moins un stade réel – quantifiable - d’une guerre effective, qu’une tendance. Celle qui viserait la mobilisation de toutes les ressources humaines et matérielles, afin de détruire absolument son ennemi. Objectifs infinis, toujours incomplets. Aussi la guerre rendue comme totale est dispositif de sens : poussée vers un engagement toujours approfondi, vers une mobilisation toujours étendue. Idéale, mythe même, elle exclut dans la capture de ce qui l’environne (sociétés, économies, populations) toute frontière. Goebbels lui-même n’avait-il pas demandé aux nazis rassemblés au Palais des Sports de Berlin en 1943 : « Voulez-vous une guerre totale ? ».
La totalité serait alors l’horizon mauvais de chaque guerre. Mais comment identifier a minima un certain point de bascule ? Par quel critère avons nous basculé au-delà des normes de la guerre honorable de l’Ancien Empire ?
Je suggère que si l’idéal de la guerre totale ne peut se réaliser, sauf dans quelques cas exceptionnels, la poursuite de cet idéal par des états belligérants peut mener néanmoins à une radicalisation irrésistible et incontrôlable de la guerre, une course à l’abîme qu’il est presque impossible d’arrêter jusqu’à ce que l’une des parties s’effondre. Cette radicalisation est mise en marche par la politique : par la détermination des autorités civiles de se battre jusqu’au bout et par la diabolisation de l’ennemi – sa transformation dans les représentations en menace existentielle et inhumaine qui doit être détruite –. En outre, les guerres totales sont vues par ceux qui y sont engagés comme une rupture historique, voire apocalyptique, et non pas comme un élément ordinaire de l’ordre social. Donc domine la rhétorique de « la lutte finale » ou de « la guerre qui mettra fin à toutes les guerres » .
Récapitulons : détermination (stratégique) de l’autorité étatique en guerre à rendre celle-ci totale, impossibilité de concevoir des buts de guerres intermédiaires et en deçà d’une annihilation radicale de l’ennemi, en conséquence fabrique de ce même ennemi comme figure du mal absolu (menace existentielle – lutte à mort - et en cela inhumaine – déshumanisée). A cela rajoutez la tendance inertielle de la guerre à tout entraîner dans son propre cours, et à se continuer pour elle-même, et vous aurez la guerre totale. Les guerres de l’Empire et de la Révolution pour commencer, qui occupèrent donc bien des historiens. Puis les deux Grandes Guerres du XXe siècle. Et enfin nous dirions : la guerre contre le terrorisme (matrice incontournable du contemporain). Comment expliquer sinon qu’Israël puisse faire exploser tout ce qui bouge au Proche-Orient (comme le faisaient ailleurs – il n’y a pas si longtemps – les États-Unis ou la Coalition internationale) ? Ou que Poutine puisse envahir l’Ukraine pour la purger de ses nazis (eux-mêmes assignés désormais à combattre “pour la vie”) ? Et qu’Al-Assad puisse faire disparaître l’intégralité du peuple syrien, terroriste ou non ? Comment, sinon par une hérédité de la méthode de la guerre totale ? Guerre sans bornes, décidée comme sans bornes. Guerre de l’ennemi absolu, à qui l’on ne doit que la mort, et qui autorise tous les moyens. Guerre essentialisée, et qui nie à son rival substance politique comme humanité. Guerre contre le principe même du politique, en dernier ressort, et en cela conforme à notre époque. Guerre hégémonique, imposée par la morale et la nécessité. Guerre enfin sans fond, et qui ne terminera jamais. « On ne négocie pas avec les terroristes » : tout avait recommencé par là.
On pourrait objecter une interprétation quantitative de l’horreur. Dire que c’est le chiffre qui fait critère, et réserver les mots “totale”, “absolue”, “extrême”, aux guerres estimées les plus sanglantes (mais depuis quel point de vue ?). Lecture subjectiviste. Compter les morts, les obus, les lignes de crédits, les mois ou les années, les membres coupés, les syndromes post-traumatiques même. On comprendrait vite que comme en toutes choses la logique comptable - a fortiori quant il s’agit de mesurer la souffrance - a quelque chose de dégoutant. Les bombardements sur Paris de 1918 n’ont fait “que” 267 morts officiels, mais 800 000 déplacés y laissèrent une partie de leurs vies (on demanderait alors : qu’est ce qu’une vie perdue ?). 15 000 hommes ont suffi pour assurer – sur le peuple insurgé des Hereros – le premier génocide documenté du XXe siècle (quels moyens faut-il pour annihiler un monde ?). Les chiffres disent si peu, et les effets de comparaison produisent en la matière un goût particulièrement douteux. Il s’agit alors d’insister : la guerre est totale par un changement d’essence, et non de seuil. C’est donc au niveau des volontés qu’il faut regarder. Ainsi fut absolue et implacable celle de Churchill lorsqu’il annonça la vengeance à venir des Alliés sur leurs ennemis coalisés. Dès 14-18, ce n’est pas simplement le nombre de bombardements qui change, c’est la conception stratégique que l’on s’en fait. Il s’agit à partir de là d’atteindre massivement et durablement les populations civiles, ainsi que leurs milieux de vie (les villes, principalement). Cette intuition – gagner sur le militaire en terrorisant les populations – a eu la postérité qu’on lui connaît. Évidemment bien au delà de la figure commode et gouvernementale du “terroriste”, dont les États ont depuis longtemps adopté les méthodes (depuis la “stratégie de la tension” dans l’Italie des années 70, jusqu’à l’explosion des bipers libanais par les services israéliens).
Aussi, et pour en revenir à notre historien étasunien, il s’agit de décoller aujourd’hui cette description de la guerre totale de son contexte d’émergence (la Première Guerre mondiale donc). Moins que l’industrie – qui fut tant vilipendée par les critiques précoces de la déshumanisation du social -, c’est d’abord l’État qui agit comme architecte. Seul à même de rassembler les capacités administratives utiles à la mobilisation de toute une société, de ses concitoyens, de ses ressources, et sur une large échelle géographique. Seul en mesure d’établir la conscription (enjeu s’il en est du présent conflit russo-ukrainien), de piloter l’approvisionnement en armes et munitions, ainsi que leur acheminement, et ainsi de suite. Seul à même de tout planifier au final. Car si l’horreur se marrie si bien à la technologie, elle ne l’a pourtant pas attendue pour se faire une place dans l’Histoire. Quant à la guerre d’extermination ultime – guerre nucléaire -, il faudrait finalement bien peu de moyens et de mobilisation pour aujourd’hui la mettre en œuvre (appuyer sur le bouton). La guerre totale – s’il fallait la cerner - est bien fait politique, et non fait matériel.
Aux guerres totales, celles dont le XVIIIe siècle consacrerait donc l’avènement, précédèrent les “guerres de dentelles”. Ces dernières furent un temps, dit-on, un modèle de la guerre limitée. Où, alignées en rang d’oignons, tenus par une discipline militaire impitoyable, les armées de métier se canardaient à tour de rôle, jusqu’à que plus personne ne reste debout, ou qu’on décide de se retirer. Les nations, alors considérées comme bridées par leurs crédits en soldat professionnels, poursuivait la bataille décisive, celle qui au plus tôt mettrait un terme à cette ennuyeuse dépense. Bien avant cela encore, on inventa la “guerre juste”. Héritée par l’Occident des Romains, et qui perdurera sous la forme du droit canonique au Moyen-Âge. Saint Thomas d’Aquin en coucha la plus célèbre formule : auctoritas principis (seule la puissance publique décide de la guerre), causa justa (selon une cause juste), intentio recta (avec des buts clairs, éclairant le bien commun). Ces principes subsistèrent jusqu’à l’ère moderne, et fondèrent le droit international à la guerre. Droit à la guerre, mais également droit dans la guerre, puis droit après la guerre (car Saint Thomas avait tout prévu). Aujourd’hui cela devait donner à peu près ceci : en plus d’une certaine “légalité” au déclenchement de la guerre, les deux parties devaient s’assurer de la proportionnalité des moyens ainsi que de la protection de la population civile (et des prisonniers). Les traités de paix, actes contractuels, sonneraient enfin la fin de partie.
A lire de tels modèles, on pourrait aujourd’hui ricaner - si les conséquences n’étaient pas si graves. Pourtant cet idéal chrétien doit encore animer, parait-il, cette chose aujourd’hui bien morte, utopie en son temps, qu’est le droit international. Selon lui, les guerres se seraient faites dignement, dans un certain ordre, en bon père de famille. En tenant la limite entre buts armés et buts politiques, entre guerre et paix, entre lieu d’affrontement et lieu civil, entre combattants et non-combattants. Cela exista-t-il simplement un jour ? Clausewitz lui-même parlait de “guerre réelle”, pour dire que la guerre ne répond jamais à aucune modélisation : que toutes se fracassent sur leur actualisation historique. Et il faut bien quelques ingénus généraux pour prétendre aujourd’hui que la gentille guerre - à jamais perdue, et à jamais trouvée - a simplement été dévoyée là par quelque ennemi peu scrupuleux, là par les lois de la nécessité. Une chose est sûre néanmoins - à cela tous les commentaires (militaires, politiques, civils) s’accordent : celle-ci a rarement semblé si lointaine chimère.
La généalogie des conflits contemporains présente au contraire le visage d’un brouillage toujours plus accru des limites théoriques à la guerre. Chacune des barrières - parmi celles que l’on vient d’énumérer - est à tous les coups et méthodiquement transcendée. Les raisons n’ont pas manqué. Ainsi à la guerre des peuples succéda la guerre nationale-biologique (les Aryens contre le reste du monde). À l’insurgé moderne – ennemi non-conventionnel, ennemi sans droit - on fit correspondre le terroriste - figure par essence du Mal. Les États eux-mêmes devinrent au besoin “voyous”, pour autoriser tout traitement ailleurs déraisonnable. La guerre prit au final, assez ironiquement du reste, un aspect de plus en plus religieux. À chaque fois de plus en plus inquestionnable, à chaque fois de plus en plus illimité, à chaque fois de moins en moins politique. Ainsi peut encore résonner aujourd’hui la rhétorique post-11 septembre de “l’Axe du Mal”, flanquée de son grotesque millénarisme. En 2001, la partition manichéenne visait l’Iran, l’Irak et la Corée du Nord. Aujourd’hui, on y inclut la Russie et la Chine. Tout est différent, sauf la façon de fabriquer l’antagoniste (le Grand Méchant des contes) : d’ailleurs, chacun (dont les adversaires d’hier) [a désormais en la matière adopté les attendus de la “war on terror”, échappée aux américains] (./3). Les guerres ainsi fabriquées restent sans fin, guerres possibles en tous lieux (à la fois exotiques – loin là-bas vers l’Est – et domestiques – la porte à côté). Elles inquiètent les civils, car l’ennemi est partout : les “collateral damages” de la guerre “chirurgicale” des drones, comme ce parent d’élève suspect portant l’habit traditionnel (ou quelques fois, créant la surprise, ce bon citoyen traversant brutalement le miroir au détour d’un attentat.) Et comme tout ennemi de la Nation est désormais terroriste (jusqu’à ses plus inoffensifs contestataires), et qu’on peut parier qu’elle n’a pas fini de s’en faire - des ennemis -, on a raison de penser que de telles guerres ne s’arrêteront jamais.
Ainsi, de la modernité à la post-modernité, la guerre fut libérée de ses chaînes. Des entraves à son libre développement. Pour batifoler désormais en liberté. C’est ce qu’annonçaient les circonvolutions terminologiques de l’après 1945, où l’on peina à nous expliquer pourquoi au lieu de disparaître (ce qu’on nous avait pourtant dit) la guerre devait à l’inverse s’étendre. On expliqua que la guerre se faisait ailleurs (conflits détournés). On raconta ensuite que guerre et paix étaient savamment intriqués (opérations de maintien de la paix). Ou qu’il n’y avait pas de moyens interdits (guerre hybride). Puis que ça n’allait jamais finir (guerre sans fin, ou guerre permanente). A la notion de paix d’ailleurs, censée décrire le climat normal des sociétés, on finit par substituer celle de continuum. Continuum dans les opérations militaires d’abord (voir La guerre probable, du général Vincent Desportes) : la guerre “classique”, et sa partition guerre / paix, étant mortes (ce qui justifie d’intervenir à peu près tout le temps). “Continuum de sécurité” plus récemment, impliquant une militarisation de la conception du travail des forces de sécurité intérieures, mais aussi de la sécurité privée. Pas seulement une technologisation du maintien de l’ordre mais une façon d’intégrer dans la guerre globale jusqu’au vigile. Ainsi les dernières tendances gouvernementales prévoient de demander aux policiers municipaux de participer à… la lutte contre le terrorisme. Le dernier terme à la mode est enfin maintenant celui de “sécurité globale”. C’est dire que l’état de guerre permanent est consacré jusqu’au niveau le plus institutionnel.
L’anti-terrorisme joua donc un temps, on le croyait, comme mode de guerre : en coulisses. Maintenant, on sait qu’il a atteint valeur paradigmatique. Et qu’à force de déborder, il définit aujourd’hui la logique du fait guerrier dans son ensemble. Ce penchant à l’illimitation, au floutage des catégories qui auraient dû permettre d’endiguer la guerre, semble désormais avoir valeur universelle. Elle se fait depuis quelque temps toujours au service de la vie, au nom du Bien, et nous dit-on jusqu’à la mort. Comme si les guerres ne devaient plus s’arrêter, pour devenir toujours totales. La traque (des rebelles) se changea en peuplicide. Il ne fut plus seulement question de supprimer quelques poches séditieuses, mais de rayer de la carte des populations entièrement menaçantes. Quitte à raser tout leur milieu de vie au passage. Ce qui se passe depuis 2011 en Syrie devait annoncer la couleur. Une extermination. La même logique est aujourd’hui à l’œuvre en Palestine, à frais renouvelés. Les européens, quant à eux, constatèrent que l’utopie des guerres chirurgicales avait fait long feu. Et que la « bonne vieille guerre » – d’attrition, celle des chars et des bombardements incessants – leur revenait en pleine face. Aussi, une certaine musique de la mobilisation revient aujourd’hui à toutes les sauces. Pour encenser l’engagement et la résilience du peuple ukrainien, pour les faire héros. Pour parler (beaucoup) d’économie de guerre, ou encore d’écologie (il fallait porter des cols roulés pour consommer moins de gaz russe). En somme, c’est la place des populations – dans un monde dessiné comme belliqueux - qui semble aujourd’hui se reposer. Victimes directes, cibles, éléments de participation, comptables ou de conquête ; et non plus spectateur distant, voire ignorant (promesse pourtant qu’on avait fait à l’homme démocratique du présent). Chacun doit maintenant se mettre plus ou moins à la guerre - on peut en faire l’hypothèse - nouveau visage apocalyptique d’un monde déjà frappé d’effondrement.
Ainsi la guerre fait à nouveau système. Et elle a un appétit d’ogre. Reste à savoir si elle se confirmera comme mode de gouvernement, comme façon de tenir des sujets dans son marécage, comme gouvernementalité. Si elle dédoublera le discours de la fin et de la lutte à mort avec celui de l’implosion planétaire. Si elle entraînera ce qu’il faut de dynamique, de récits, d’ambiance, pour figer les populations dans un nouveau piège. Si un continuum d’affolement, de chantages, de menaces orchestrées, jusqu’au crime final, permettra d’enserrer chacun dans le temps lisse et paranoïaque de la sécurité. Si la mobilisation marchera : pour les chanceux d’abord raffinée, morale, « citoyenne », de soutien. Jusqu’à la résolution, où les corps nationaux s’entrechoqueront, au terme d’un dernier conflit mondial, ou d’un siège du monde occidental par les naufragés de l’effondrement. La guerre est une toile tendue, totale elle restera maître du temps.
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La guerre ne meurt jamais
De la War on Terror à la Pax AmericanaDébut 2020, la géopolitique a été marquée par le retour de phénomènes réputés d’un autre âge : guerres de haute-intensité, génocide et annexion territoriale par la force. En résumé ce contre quoi l’ONU avait été créée en 1945. On savait le conseil de sécurité paralysé et les États-Unis sur une trajectoire isolationniste, mais les rivalités internationales auraient malgré tout dû, selon l’utopie libérale, se cantonner à la concurrence économique. La violence devait être réservée à ceux qui refusaient les règles du jeu, Rogue states et terroristes. Et l’Amérique ayant rendu son titre de gendarme du monde, d’autres États pouvaient s’investir davantage dans le maintien de l’ordre mondial. Après tout, la puissance américaine avait fait généreusement don au monde de la War on Terror. La France par exemple, nostalgique de son glorieux passé colonial, s’est empressée de s’en ressaisir : opération Harmattan en Libye ; opération Serval puis Barkhane en Afrique ; sécurisation des routes maritimes internationales. Le “cadeau” américain n’était cependant pas réservé à l’Occident : le général al-Sissi en Égypte, le maréchal Haftar en Libye, les Émirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite au Yémen, ont eux aussi contribué à la lutte anti-terroriste. Mais c’était oublier le caractère subjectif et performatif de ce “mode de guerre”, pour reprendre les mots de C. Hass, qui permet son retournement. Loin de prolonger la Pax Americana, l’anti-terrorisme sert aujourd’hui à la contester.
La Pax Americana : guerres propres, guerres zéro mort et opérations de maintien de la paix.
Retour en arrière. Les gravats du rideau de fer tout juste balayés, les États-Unis devaient confirmer leur victoire et imposer leur domination en continuant de mobiliser des moyens militaires. L’opération “Tempête du désert”, celle de la première guerre du Golfe, allait consacrer leur rôle de gendarme du monde. Suivrait la Somalie, puis l’ex-Yougoslavie, à plusieurs reprises, mais aussi des raids et bombardements de moindre envergure tout au long des années 90. La Pax Americana fut une guerre, de celles qui font des milliers de morts et de destructions. D’aucuns parlent d’un million de morts en conséquence de l’intervention et du blocus américain en Irak à partir de 1991. Il fallait beaucoup de naïveté ou d’impudence, pour se demander à la fin de la décennie, le 11.09.01 : “Mais pourquoi ? Que nous veulent ces gens ? Que leur avons nous fait ?”.
Il fallait être naïf… ou plus simplement avoir cru au discours occidental, celui qui dit au fond que les guerres des années 1990 n’étaient pas des guerres.
La première intervention en Irak est sûrement le dernier conflit assumé : les buts de guerre étaient publiquement annoncés, Saddam devait se retirer du Koweït faute de quoi la coalition internationale interviendrait pour “libérer” la monarchie pétrolière. L’Irak est alors encore considéré comme un État souverain et un acteur rationnel qu’il faut respecter et avec lequel il est possible de dialoguer. La guerre est encore conçue comme la “continuation de la politique par d’autres moyens”. Quoiqu’elle s’efface progressivement des discours. Ainsi, conséquence de la Revolution in Military Affairs, la première guerre du Golfe serait la première guerre “propre”. L’écrasante supériorité technologique américaine limite les pertes de la coalition à quelques centaines (contre des dizaines de milliers pour l’armée irakienne). La guerre du Golfe n’a pas eu lieu écrivait d’ailleurs Baudrillard.
Possible après la chute du Mur, le New World Order devient “réalité” après le succès de l’opération “Tempête du désert”. “J’espère que l’histoire retiendra que la crise du Golfe a été le creuset du nouvel ordre mondial” disait Bush père. Conformément au projet néolibéral, le New World Order est un ordre dans lequel l’économie de marché, la “démocratie” (autoritaire) et les droits de l’homme sont garantis. Considérés comme des special interests américains, leur non-respect, sur l’ensemble du globe, vaut casus belli. Les batailles de la décennie 1990 seront menées en leur nom :
Il est de notre conviction profonde que toutes les nations et les peuples cherchent la liberté politique et économique […]. L’effondrement de l’idée communiste a montré que notre vision des droits individuels - une vision ancrée dans la foi de nos pères Fondateurs - parle aux espoirs et aux aspirations durables de l’humanité.
(National Security Strategy, 1991)Dans ce nouveau cadre néolibéral, la guerre se transforme et ses concepts se brouillent : la paix, la guerre, le civil, le militaire, les ennemis, les buts de guerre sont progressivement vidés de leur substance. En 1996, l’Otan constitue la “Force de stabilisation” pour instaurer en Bosnie-Herzégovine “un environnement sûr et sécurisé qui soit propice à la reconstruction sur les plans civil et politique”.
Finalement, le mot même de guerre finit par peu à peu disparaître des discours officiels, au profit de : “opération de maintien de la paix”, “opération de police”, “sécurisation à des fins humanitaires”, “opérations spéciales”. La novlangue n’ayant pas de limite, la “guerre propre” irakienne, devient la “guerre zéro mort” menée par l’Otan en ex-Yougoslavie.
Les militaires auront beau jeu de s’en lamenter, d’accuser les “terroristes” d’avoir ruiné l’édifice conceptuel de la guerre contemporaine, avec leur incarnation du “partisan”, à cheval entre le civil et le militaire. Ils oublient qu’il s’agit d’une conséquence directe du projet néolibéral. La guerre n’a, par définition, pas sa place dans un monde où la concurrence entre les États doit se résumer à la compétition économique. Quand il y a guerre c’est qu’elle est menée contre ceux qui refusent les règles du jeu politique et économique, comme l’Irak en 1991. Or, rares sont ceux qui vont s’y risquer. En 2001, le règne de l’économie semble définitivement établi quand la Chine adhère à l’Organisation Mondiale du Commerce. Côté américain, le brouillage des concepts et des logiques de la guerre est pensée par l’administration pour servir ses intérêts :
[Le National Security Strategy] est fondé sur la conviction que la ligne entre nos politiques intérieure et étrangère est en train de disparaître - que nous devons revitaliser notre économie si nous voulons maintenir nos forces militaires, nos initiatives étrangères et notre influence mondiale. Nous devons nous engager activement à l’étranger si nous voulons ouvrir les marchés étrangers et créer des emplois pour notre peuple.
(National Security Strategy, 1995)On sait que l’ordre néolibéral ne s’est pas imposé en douceur à l’ensemble du globe. Ce qui fut nommé la “stratégie du choc” a un volet militaire : Shock and Awe. Elle vise à « contrôler la volonté, les perceptions et la compréhension de l’adversaire et de le priver de toute capacité à agir et à réagir », en ciblant son environnement. “Cette doctrine militaire se targue de cibler non seulement les forces militaires, mais aussi, comme le soulignent ses auteurs, la société au sens large — la terreur de masse est en fait un des aspects déterminants de la stratégie” (N. Klein, p. 288). Ce n’est pas le “terrorisme”, qui a détruit l’édifice conceptuel de la guerre moderne…
Ouverture de nouveaux marchés pour l’économie américaine.La War on Terror, un mode de guerre subjectif
Les guerres menées en Afghanistan et en Irak à la suite du 11 septembre ne sont cette fois pas de simples “opérations de maintien de la paix”. Ces deux invasions marquent un réel tournant pour l’administration américaine. La définition de la guerre devient subjective et performative. Les États-Unis ont le monopole de son énonciation et sa légitimité est tributaire de leur unique volonté. Le gouvernement américain produit un antagonisme entre des valeurs, mène la guerre contre une “menace” et défend une “façon de vivre” :
La liberté elle-même a été attaquée ce matin par des lâches sans visage et la liberté sera défendue.
(Georges W. Bush, 11/09/01)Aujourd’hui notre nation a vu le mal, le pire de la nature humaine.
(GWB, 11/09/01)Les attaques terroristes du 11 septembre […] étaient des actes de guerre contre les États-Unis et ses alliés et contre l’idée même de société civilisée.
(National Strategy for Counterterrorism, 2003)L’Amérique sera leader dans la défense de la liberté et de la justice car ces valeurs sont justes et vraies et immuables pour tous les peuples dans le monde.
(GWB, 29/01/02)Cet ennemi n’est pas une personne. Ce n’est pas un régime politique. Encore moins une religion. Cet ennemi est le terrorisme : une violence préméditée, politiquement motivée et perpétrée contre des cibles non combattantes par des groupes infranationaux ou des clandestins.
(NSCT 2003)Le seul moyen de vaincre le terrorisme comme une menace sur notre façon de vivre est de le stopper, de l’éliminer et de le détruire là où il croît.
(GWB, 20/09/01)C’est un conflit sans champs de bataille et sans têtes de ponts, un conflit avec des opposants qui se croient invisibles.
(GWB, 14/09/01)Pour C. Hass, il ne s’agit pas juste d’un “habillage rhétorique”. Ces valeurs organisent les guerres, en leur nom, les coalitions sont constituées et l’ONU est supplantée. Elles effacent toute “référence aux États, aux politiques, aux souverainetés, aux territoires et participent de la construction de l’ordre subjectiviste. Elles disposent d’une catégorisation du monde selon leurs propres critères, sans altérité politique puisque nul n’objecta, le terrorisme ne constituant pas même une revendication, une politique pour les terroristes eux-mêmes.”
La War on Terror est uniquement le produit du décisionnisme américain. Contrairement aux années 90, les États-Unis n’insèrent plus leur action dans le cadre de l’ordre international et ne tirent plus leur légitimité de ses institutions. En 1991, Bush père agit sur mandat de l’ONU. Et, lorsqu’il a écrasé l’armée de Saddam, il a la possibilité de pousser jusqu’à Bagdad, l’idée lui est suggérée, mais il s’y refuse. Après une décennie de brouillage des concepts régissant la guerre et d’hégémonie américaine, envahir un État souverain sans mandat de l’ONU avec un projet de regime change devient une possibilité. Il ne s’agit pas juste d’une lubie des néoconservateurs ou des grands groupes pétroliers, lubie qu’ils auraient réussi à mettre en œuvre en infiltrant l’administration Bush. Les faucons ne sont pas uniquement des néoconservateurs, ce sont aussi pour partie des démocrates et des néolibéraux. Autrement dit, le regime change est une radicalisation du New World Order des années 90 :
Toutes les traditions qui appelaient à un changement de régime […] considéraient les valeurs américaines comme transportables ; toutes assimilaient les menaces contre les valeurs américaines à des menaces contre la sécurité nationale ; et toutes supposaient que la puissance américaine était bienvenue en Irak car elle matérialisait les valeurs libérales. Bush a mobilisé ces préceptes en 2002-2003 mais les élites politiques les avaient promulguées et assimilées bien avant son arrivée au pouvoir.
(McDonald, p. 257)L’administration américaine et les élites ne pensent pas l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan comme une guerre. Les US Armed Forces agissent dans l’intérêt du peuple irakien, les frappes ne visent pas un territoire ou un peuple, mais un régime “terroriste”. “Nous pouvons viser un régime pas une nation” disait Bush. Il ne s’agit pas d’une guerre mais d’une libération : Iraqi Freedom.
Les G.I sont de piètres serruriersSelon C. Hass, l’objectif n’est pas de dissimuler une guerre interétatique mais de détruire le concept même d’État-souverain. L’entreprise de destruction des concepts de guerre, de paix, d’ennemi, de civil, de militaire, démarrée à la chute du Mur aboutie à celle du concept d’État souverain et de l’altérité politique. Le projet de regime change dans ses implications politiques (construction ex nihilo d’un État minimal et autoritaire), économiques (privatisation, libéralisation et ouverture des marchés), sociétales (négation des réalités sociales) et conceptuelles symbolisent la “victoire” du néolibéralisme :
Dans ce mode, l’État se trouve disqualifié en ce que l’ennemi ne s’identifie plus à l’État ennemi. Cette conception est homogène à une volonté de solder le XXe siècle comme siècle politique clivé entre des États différenciés désormais consommés par l’internationalisme libéral étatsunien ; la fin de toute altérité politique et de l’existence d’État séparateurs est explicitement donnée par les États-Unis comme leur victoire, une victoire devant ouvrir à la fin des États-nations en prise avec des “luttes” politiques.
(Hass)De fait, les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak sont pensées par l’administration américaine dans le cadre du projet New Middle East qui vise à redessiner en profondeur la région.
Dans le cadre de la War on Terror, la guerre ne connaît donc plus de limites, elle est “sans lieu et sans fin, tant ses objectifs quand ils sont formulés, demeurent sans portée effective”. (Hass) Concrètement, la guerre excède le simple domaine des opérations militaires. L’armée américaine en prend acte, le général Petraeus théorise en Irak et en Afghanistan la doctrine de la counterinsurgency. Sauf que la tâche devient dès lors insurmontable, comme le relève ironiquement W. Brown : “bien que l’armée recrute dans les “couches non éduquées de la population américaine”, qu’elle soit hostile aux savoirs non militaires, [il est demandé aux militaires de] se transformer en anthropologue, économiste, expert en politiques publiques et animateur pour jeunes enfants. Les jarheads doivent au passage déconstruire leurs préjugés racistes, misogynes et orientalistes. Au-delà, c’est tout le logiciel hiérarchique, bureaucratique et centralisateur de l’institution qui doit être transformé. La contre-insurrection nécessite une autonomie des forces sur le terrain. Concrètement ça donne les scènes mythiques de Restrepo : un lieutenant qui tente de vendre l’American Dream à des paysans afghans qui n’ont pas l’air très intéressés.”
RestrepoAu fond le caractère insoluble de la tâche importe peu. La décision de la guerre était unilatérale et performative, celle de la paix aussi. “It’s Time For Our Troops To Come Back Home” : clap de fin.
De l’universalisation de la War on Terror à son retournement contre la Pax Americana
D’aucuns ont espéré naïvement que la War on Terror prendrait fin avec le départ de l’administration Bush. Obama allait remettre les choses en ordre, se repentir de l’hubris de ses prédécesseurs. En 2009, il reçoit le prix Nobel de la paix et s’empresse de déclarer : “La paix exige de la responsabilité. La paix implique le sacrifice. C’est pourquoi l’Otan continue d’être indispensable.” Oups. Le logiciel américain reste le même bien que les outils changent : les opérations spéciales, les drones et frappes chirurgicales remplacent la “surge”. En 2014, c’est toujours la logique de la War on Terror qui anime la coalition internationale contre l’État Islamique. On peut même y voir une certaine radicalisation. En 2003, il y avait un projet de société pour l’Irak, en 2014 il s’agit d’annihiler et de repartir, pour ne pas prendre le risque de s’enliser. Annihiler qui ? Quoi ? C’est si peu clair qu’il devient possible de raser des villes entières. D’une part on ne discute pas avec le Mal, d’autre part cela a une forme d’efficacité, de Dresde à Alep en passant par Hiroshima. Et cette fois l’ONU a donné sa bénédiction.
Défense du camp du BienLa coalition internationale dirigée par les États-Unis est alors rejointe par de nombreux pays occidentaux. Rien d’étonnant, l’anti-terrorisme y est devenu le mode de gouvernement depuis plusieurs années. Mais il n’est même plus le privilège de l’Occident et de ses alliés. La War on Terror étant subjective et performative, elle est aisément réappropriable. Depuis 2001, elle s’est donc internationalisée sans que la nature des régimes qui y participent ne rentre en compte. Aidés par le retrait américain, les supposés Rogue states et les “terroristes” d’hier se sont empressés de s’en ressaisir. Sur le terrain, l’action de la coalition internationale se couple donc à celle de l’Axe de la Résistance (Syrie, Iran, Russie) et de ses milices (Hezbollah libanais et irakiens). De la France à la Chine en passant par l’Égypte ou le Kurdistan on traque les terroristes. Même les Talibans s’y sont mis comme nous l’apprend un rapport français du conseil de sécurité :
Tout en conservant des liens avec de nombreuses entités terroristes, les Talibans ont fait pression sur les États membres pour qu’ils les aident à lutter contre le terrorisme dans le cadre de leur combat contre l’État islamique d’Irak et du Levant - Province de Khorasan (ISIL-K), qu’ils considèrent comme leur principal rival. (2023)
Les États ne reprennent pas juste la réthorique de la War on Terror mais aussi ses logiques et ses armes. Aidées par la paralysie du conseil de sécurité, les ambitions régionales s’affirment en niant les États et les insitutions internationales. L’anti-terrorisme permet à l’Azebaïdjan et à la Turquie de faire main basse sur des portions de territoire de leurs voisins. Le génocide à Gaza et le ravage du Liban sont menés dans le même cadre. Pour Sheytaniahou, qui s’exprime comme Bush en 2001, l’ONU est une “farce”, la distinction civile/militaire n’existe pas, pas plus que le concept d’État souverain. La région doit donc être redessinée.
Les promoteurs israéliens lorgnent déjà sur la bande de Gaza et le Sud Liban. Pour y arriver tous les moyens sont bons. Tsahal fait exploser simultanément les bipeurs des “membres” du Hezbollah en espérant que l’explosion sidère les civils à proximité, ou plus simplement qu’elle ne les tue. Autrement dit, elle reprend le principe de l’attentat-suicide, qui était jusqu’à présent dénoncé comme une “violence aveugle”, et donc inacceptable. Même méthode, même principe : vous n’êtes en sécurité nulle part. Israël n’a pas attendu les américains pour massacrer des civils mais la War on Terror en fait des cibles légitimes, voire privilégiées. Il ne s’agit pas juste de frapper les civils pour mettre une pression par ricochet sur un ennemi qui se cache. L’enjeu de l’anti-terrorisme est précisément la population civile. Elle n’est, selon le prisme paranoïaque du renseignement, rien d’autre qu’un ensemble de menaces réelles ou possibles. Il faut donc surveiller, contrôler et éliminer. Traumatiser, mutiler et tuer sont autant de façons de soumettre la population civile à une emprise, de diffuser la peur et la paranoïa. Dans le cas d’Israël, logique anti-terroriste et logique génocidaire se renforcent.
A contrario, il n’y a plus que les derniers perdants de l’ordre international pour encore brandir le droit. La mission iranienne à l’ONU justifie le tir de missiles en affirmant qu’il s’agit d’une “réponse légale, rationnelle et légitime de l’Iran aux actes terroristes du régime sioniste” Avant cela, Nasrallah affirmait déjà qu’Israël avait outrepassé toutes les règles d’engagement avec les frappes sur la banlieue Sud de Beyrouth. Suite à l’assassinat de ce dernier, le Hamas dénonçait un “acte terroriste lâche”. D’un côté, les “terroristes” cherchent à être reconnus comme des acteurs politiques légitimes par un système international en lambeau. D’un autre, un État reconnu par ce même système lui dénie toute légitimité et recourt à des méthodes relevant de la définition même du terrorisme établie par l’ONU. Le retournement prêterait à sourire si ses conséquences ne s’avéraient si tragiques.
Ironie de l’histoire, le mode de guerre subjectiviste sert à contester la domination américaine. La Chine reprend la main sur Hong-Kong avec la HK national security law basée sur la logique anti-terroriste. Les milices pro-Iran se sont imposées en Irak par le biais de la lutte contre l’État Islamique. La Russie mène une “opération spéciale” en Ukraine et utilise les lois anti-terroristes pour museler la contestation interne. Il ne faut pas s’y tromper, qu’elles soient menées avec des moyens archaïques (barils d’explosifs jetés depuis un hélicoptère en Syrie) ou des hautes-technologies (smartbombs israéliennes), par des régimes “démocratiques” ou “autoritaires”, contre des groupes militaires, des États ou des peuples, les guerres contemporaines sont menées dans le cadre de la War on Terror. En 2001, la diffusion de l’anti-terrorisme devait permettre la stabilisation de l’hégémonie américaine et pacifier les marges récalcitrantes de l’Empire. Deux décennies plus tard, la War on Terror a bien été reprises par de nombreux États et groupes paramilitaires, mais elle sert à remettre en question la Pax Americana. Avec sa généralisation, c’est la possibilité de guerres sans fin, sans lieu et sans limite qui s’est généralisée. La “montée aux extrêmes” se déploie selon une logique mimétique, les belligérants s’inspirant les uns des autres. Il faut être un journaliste d’Arte pour affirmer que les états-majors des pays libéraux n’ont pas le cerveau câblé pareil que celui de leurs homologues des “Empires”. On imagine facilement la fascination des généraux israéliens devant les ruines d’Alep, et celle des russes devant les bombardements de Mossoul par les avions de la coalition. Les guerres sont des laboratoires à ciel ouvert, scrutés par les experts militaires qui espèrent en sortir avec un coup d’avance pour le prochain conflit. Ils en sortent généralement avec un temps de retard. Il y a 10 ans on parlait de cyberguerres et de soldats-augmentés. Aujourd’hui on creuse des tranchées dans les bases militaires pour s’entrainer à un scénario à l’ukrainienne…
Une reconfiguration de l’Empire à travers l’écologie de guerre
La multiplication des conflits marque-t-elle le début d’un effondrement de l’Empire ? L’ouverture d’une période de chaos après plusieurs années d’ordre néolibéral ? Rien n’est moins sûr. En 2001, Tiqqun affirmait que l’Empire était une “sorte de domination qui ne se reconnaît pas de Dehors […] L’Empire n’exclut rien, substantiellement, il exclut seulement que quoi que ce soit se présente à lui comme autre, se dérobe à l’équivalence générale.” Domination qui s’exerce principalement par la “ruse” anti-terroriste.
Les horreurs contemporaines sont le signe de la radicalisation de cette ruse et d’une reconfiguration de l’Empire - qui n’a que faire des concepts d’État, de droit international ou de démocratie. L’Empire se maintient par la neutralisation du politique. La géopolitique n’est ainsi pas incompatible avec la dépolitisation, bien au contraire. En Syrie, en Libye, au Liban, en Irak, les dynamiques révolutionnaires ont été rattrapées par la géopolitique, de la rhétorique campiste à la capture de la question révolutionnaire par la guerre. L’Empire s’accommodera donc sans problème d’une Pax Sinica, Russia, Irania, aussi bien que de conflits intenses, multiples et permanents.
Les plus cyniques s’imaginent déjà pouvoir tirer profit de la dernière option. Les guerres constituent une réponse au double problème de la stagnation économique : une croissance limitée dans un monde fini. La destruction permet la création de valeur et d’aucuns voient même dans les conflits en cours la possibilité de réaliser la transition écologique. En Europe et aux États-Unis, l’affrontement avec la Russie est appréhendé à travers “l’écologie de guerre” :
Un paradigme général qui inaugure un nouveau discours de mobilisation idéologique et économique (…) Sa caractéristique centrale est que les principes de l’écologie politique sont intégrés dans une logique de confrontation au sein de laquelle l’ennemi est à la fois la source de la déstabilisation géopolitique et le détenteur de la ressource toxique.
(Charbonnier, p. 280)La transition écologique devient donc un impératif stratégique pour les puissances occidentales. Elle doit leur permettre de sortir de la dépendance à la Russie pour élever le niveau de confrontation. La pathétique campagne des verts au Parlement européen : « Isolate Putin, insulate your home », ne doit pas faire oublier le sérieux du projet. En 2020, Ursula von der Leyen déclarait :
Pendant cette guerre, nous avons considérablement […] affaibli l’emprise de la Russie sur notre économie et notre continent. Nous avons fait trois choses, comme vous vous en souvenez : La première était la réduction de la demande. […] Et bien sûr, la troisième étape est la plus importante. Il s’agit d’investissements massifs dans les énergies renouvelables. Nous avons REPowerEU sur la table. Les énergies renouvelables […] nous rendent indépendants. Cette année, nous déploierons des énergies renouvelables équivalant à environ 8 milliards de mètres cubes. [Elles] sont donc notre assurance énergétique pour l’avenir.
Parallèlement, le Green New Deal de l’administration Biden est pensé comme un moyen d’accéder à la souveraineté énergétique et se double de politiques protectionnistes pour s’émanciper de la Chine.
L’idée a déjà trouvé des apôtres au sein de la galaxie écologiste. Non content de l’avoir théorisée, le latourien P. Charbonnier espère qu’elle permettra d’enfin surmonter les écueils du mouvement écolo. Après l’échec de l’approche scientifique, après l’échec des mobilisations liant écologie et justice sociale, l’écologie de guerre devrait permettre aux militants de se doter d’une théorie du pouvoir (en opposant un bloc de la transition à un bloc de la non-transition), de sortir de la naïveté et d’agir réellement sur les sociétés… en participant à l’effort de guerre : “la planète, autrement dit, a besoin d’une stratégie de défense et d’un groupe d’acteurs résolus à l’appliquer.” Non content d’encourager le mouvement écolo à renoncer à son héritage anti-militariste, les apôtres de l’écologie de guerre lui offrent une théorie soluble dans la gouvernance néolibérale. Il y est question de “résilience”, d‘“empowerment”, de “capabilités” et d‘“ingénieurie sociale” afin qu’elle se déploie dans le quotidien. Et tout est finalement sacrifié sur l’autel de l’écologie, comme l’admet une consœur de Charbonnier :
Que « la régulation volontariste des schémas de consommation industriels et domestiques » à des fins de sobriété énergétique s’opère au nom de l’atténuation (raison climatique), de la souveraineté (raison économique) ou de la guerre (raison géostratégique) n’a au fond que peu d’importance, si l’on considère que le résultat l’emporte sur les registres de justification.
(Magali Reghezza-Zitt)Évidemment, tout cela au nom du Bien, de l’humanité, de la planète, de la paix ou encore de l’égalité et de la justice sociale. La gauche s’y retrouvera sûrement… pas nous.
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La nouvelle guerre froide ?
Convergence technologique et capitalismes politiquesOn entend le « retour de la guerre », et on se demande « laquelle ». La thèse de la régression, qui nécessite d’oblitérer la guerre au terrorisme (cf. [Article 2] (./2)), nous renvoie à l’étape précédente, celle donc de la Guerre Froide (et son risque de guerre totale, cf. [Article 1] (./1)). L’actualité belliqueuse étant plutôt brûlante, il faut simplement entendre ici le retour à un grand affrontement entre « blocs ». Reste à savoir de qui il s’agit. On croit comprendre qu’ils mettent en scène les États-Unis et la Russie (c’est original), et par extension l’Occident versus l’axe Russie-Chine-Iran (la 4e guerre mondiale selon les idéologues iraniens). La Guerre Froide englobait un affrontement idéologique. Qu’est-ce qui unie ces prétendus blocs renouvelés, et au nom de quoi entendraient-ils nous pousser vers la mort ? On voit brandie la question des valeurs (voire de la civilisation) - démocratie vs prospérité, liberté vs morale. C’est sûrement un vecteur de mobilisation (qu’il reste à mesurer), mais ça ne cache pas la vérité de la guerre. Balayons pareillement l’hypothèse d’un choc global entre régimes politiques (la démocratie contre la dictature) - ou sinon dans quels camps sont Trump et Modi ? Reste une explication, plus matérialiste, celle d’une scission dans la mondialisation capitaliste - se toiseraient capitalismes d’Etat et libéralisme. Essayons de la déployer. Cela pourrait bien nous amener à remettre en cause la partition elle-même.
1. Schisme
Il n’est pas difficile de se figurer à quoi ressemble un « camp néolibéral », avec son idéal du marché, ses prétentions globalistes, et sa volonté de protéger l’économie de la politique (par la politique elle-même). C’est la version du capitalisme contre laquelle s’était levé le mouvement altermondialiste. Contre laquelle prétendent aussi s’opposer les leaders populistes d’aujourd’hui. Mais que serait son « opposé », ce qui aurait résisté à la chute du Mur et à la mise au pas reagano-thatchérienne, enfin au plein déploiement de la rationalité néolibérale sous étendard progressiste (si l’on veut lui donner des visages, disons ceux de Clinton, puis Blair et Schröder) ? À quoi peut ressembler ce prétendu ennemi quand de toute manière le capitalisme règne, comme jamais, sur l’ensemble de la planète ? On pariera qu’il est l’enfant monstrueux de ce processus de colonisation.
Le cas du Monténégro peut être éclairant. Milo Đukanović y est au pouvoir depuis 1991, alternant les postes de Premier Ministre et de Président. C’est un ancien communiste (pour ce que ça voulait dire dans les années 80), rallié à Milošević. C’est un admirateur de Thatcher, et l’une de ses premières mesures fut de nationaliser puis privatiser les coopératives ouvrières, de même que les anciens chantiers navals yougoslaves. À la différence de Thatcher, Djukanoviċ et sa famille sont devenus les personnes les plus riches du pays, dans lequel le ruissellement semble clairement contrôlé. Ici les investissements dans l’économie (légale ou illégale d’ailleurs) qui alimentent ce clientélisme sont aussi ouverts à l’Ouest : la mafia napolitaine y participe, mais aussi des hommes d’affaires occidentaux (comme Bernard Arnault). Il en est de même politiquement puisque Milošević ayant été blacklisté, c’est Djukanoviċ qui garda des canaux ouverts avec les administrations Clinton et Blair. Il finira d’ailleurs par faire intégrer le Monténégro à l’Otan et tâta la possibilité d’une adhésion à l’UE, ce qui impliquait de montrer patte blanche en matière de lutte contre les discriminations (jusqu’à l’organisation par le gouvernement d’une Pride).
L’exemple du Monténégro montre une modalité du néolibéralisme qui est autoritaire (ce qui n’est guère surprenant), mais aussi antiglobaliste, et à un certain point contre le marché. Par certains aspects il peut rappeler la Hongrie, où le pouvoir, qui garde la main sur les domaines stratégiques, a permis l’accumulation primitive d’une nouvelle élite, le tout au nom du nationalisme et avec les méthodes du néolibéralisme. Ici l’entreprise est plus ouvertement encore clientéliste et surtout rapace. Pour Branko Milanović, économiste serbo-américain anciennement chercheur à la Banque Mondiale :
Le parti au pouvoir [au Monténégro] est simplement une entreprise de vol organisé qui, pour survivre et prospérer, doit prétendre qu’il défend certaines « valeurs » et, surtout, doit continuer à procurer des bénéfices financiers à ceux qui le soutiennent. […] Les hommes du sommet […] sont plus que toute autre chose les arbitres du processus de partage de l’argent entre les différentes factions. [De la même manière] c’est précisément ainsi que Poutine maintient son pouvoir : […] comme un indispensable arbitre.
(Branko Milanović)La thèse de Milanović, pour la résumer rapidement, c’est que l’hégémonie du capitalisme au niveau mondial a entraîné un schisme. Ainsi aurait émergé un « capitalisme politique » dans les anciens pays communistes, notamment ceux pour lesquels le socialisme a « fonctionné » d’un point de vue économique. Il en identifie trois piliers : une bureaucratie efficiente dont le devoir est de parvenir à un taux de croissance élevé ; l’absence d’un État de droit contraignant ; un État guidé par les intérêts nationaux capable de contrôler le secteur privé. Un modèle décliné notamment à Singapour, au Vietnam, en Birmanie, en Éthiopie, en Malaisie, au Laos, en Tanzanie, au Rwanda.
2. Capitalisme politique
Dans Économie et Société, Max Weber distingue trois types de capitalisme : traditionnel, rationnel, politique. Le second, celui qui est à priori actuel, correspond à ce qu’il décrit dans L’éthique protestante . C’est le capitalisme américain, pour faire simple (distinction institutionnelle entre politique et économie, système de la promesse - la monnaie, et moteurs endogènes de croissance - ce n’est pas de la piraterie). Le « capitalisme politique » conditionne quant à lui l’obtention de profits au développement d’activités prédatrices, souvent par (ou avec) le pouvoir politique. L’opposition entre les deux n’est pas stricte et ils peuvent se trouver associés. Dans le développement des banques modernes par exemple : « l’origine de la plupart d’entre elles est due à des opérations commerciales intimement liées à la politique et à la guerre. »
On le comprend, au capitalisme politique correspond une faible institutionnalisation et la domination de quelques individus sur l’ensemble de la société. Si on voulait retrouver son expression primitive ce serait la forme patrimoniale de l’exercice du pouvoir (le sultanisme) puis la construction d’États prébendiers qui contrôlent l’accès aux ressources. Mais le capitalisme politique sait aussi s’agencer de manière plus complexe, comme dans le cas de l’impérialisme romain. Le capitalisme antique était belliciste et dans le cas de Rome articulé autour de deux mécanismes guerriers distincts, « un mécanisme colonial basé sur la paysannerie, un mécanisme impérial basé sur le capitalisme. » Le moteur de cet impérialisme, c’est la volonté des marchands et des esclavagistes, ses moyens sont ceux de la cité.
Le capitalisme y vivait en fin de compte du seul politique ; il n’était économique qu’indirectement, si l’on peut dire : son élément, c’était les hauts et les bas de la cité, avec les aléas de la ferme d’État et des rapts d’hommes et (spécialement à Rome) de terres.
(Weber)Ce capitalisme vivant uniquement du politique, les néo-weberiens en trouvent encore la trace aujourd’hui dans des situations comme celles du Liban ou de l’Iran. Dans le cas du premier, on n’a pas un système qui cherche à produire les conditions de sa propre croissance (le capitalisme rationnel), mais un agencement de réseaux essayant de capter et distribuer les profits (notamment ceux issus de l’explosion de la dette et des privatisations). Dans le cas iranien le guide suprême a, de droit, le monopole des biens publics (sans propriétaire), l’économie est structurée par des monopoles gérés par les Pasdarans (Gardiens de la révolution) et tout cela participe à l’équilibre politique.
Il serait idiot d’en déduire que l’Iran ou le Liban sont restés à un état antique du capitalisme. Au contraire, ils sont la preuve que celui-ci ne se répand pas uniquement par clonage, mais s’adapte. Le déploiement de ces nouvelles formes s’est faite dans un contexte de mondialisation, ce qui permet l’agencement de méthodes archaïques et très contemporaines - de la même manière que les mafias ont enfourché la finance.
3. Russie et guerre
Il persiste donc une forme de capitalisme à la fois contemporaine et pourtant éloignée de l’« esprit » qui a largement contribué à son expansion - c’est-à-dire « l’espoir d’un profit par l’exploitation des possibilités d’échange, c’est-à-dire sur des chances (formellement) pacifiques de profit. » (Weber) Il faut pourtant rappeler, dans le cas des capitalismes archaïques (aventuriers, de butin), comme du capitalisme impérial romain, le rôle manifeste de la guerre. Aujourd’hui où se situe-t-elle, et comment s’articule-t-elle à la quête du profit ?
Le sociologue ukrainien Volodymyr Ishchenko prend le risque d’utiliser la notion de capitalisme politique d’abord pour décrire le pouvoir en Russie et dans les anciennes républiques soviétiques, mais aussi pour expliquer la guerre en Ukraine.
Selon Ishchenko, la prédation du système oligarchique, arbitré par Poutine, rencontre des limites internes et incite donc à augmenter le « bassin d’extraction ». Cette expansion se heurte à deux obstacles. D’abord les « capitalistes politiques » locaux, qui en l’occurence en Ukraine ont échoué à élaborer un projet national. Mais surtout « l’alliance entre le capital transnational » et des classes moyennes qui sont de fait exclues du « capitalisme politique » et trouvent plus d’opportunités dans leurs liens avec l’Occident. Une telle alliance signifie (par exemple via les programmes anti-corruption, comme ceux qui ont suivi Maïdan) priver les capitalistes politiques « de leur principal avantage concurrentiel : les avantages sélectifs accordés par les États post-soviétiques ». La guerre est, donc selon Ishchenko, une bataille pour la survie non de la Russie, mais de son capitalisme politique, dont elle tente par ailleurs d’exporter le modèle aux élites du « Sud ».
Il y a évidemment dans cette analyse une tentation de tout ramener à des intérêts et conflits de classe. Ce qui reste intéressant c’est de voir, non pas comment la guerre participe à des dynamiques d’accumulation du capital (merci bien), mais plutôt comment celles-ci créent des appels d’air pour la guerre.
4. Chine et souplesse
Notre question initiale était celle de l’affrontement de blocs, et leur nature. Et on en arrive donc évidemment à la question de la Chine - autour de laquelle se tisseraient les alliances du nouvel « axe du Mal ».
La Chine offre, sans surprise, pour Branko Milanovic la confirmation de sa thèse d’un schisme au sein du capitalisme, puisqu’il y retrouve aisément les trois piliers de sa facette autoritaire. On y constate aussi l’émergence d’une « classe politico-capitaliste », qui s’est constituée au fur et à mesure de la transition vers l’ « économie socialiste de marché » (réalisée prudemment, « en tâtonnant pierre à pierre »). Celle-ci, comme le souligne Cédric Durand, a notamment été favorisée par la multiplicité des régimes de propriété (privée, publique, mixte, communale, étrangère). Bien entendu la puissance du PCC place l’économie sous la coupe du politique et le parti garde un droit de veto sur les décisions essentielles des entreprises numériques. Et d’ailleurs « les premiers moments de l’accumulation du capital [sont toujours, en Chine,] politiques ». Mais ce qui singularise la Chine par rapport aux autres capitalismes politiques, c’est son caractère décentralisé. C’est ce qu’il faut voir dans l’essor des « entreprises municipales et de village » [TVE] qui a accompagné la modernisation chinoise des années 80 (passée de 28 millions à 135 millions). Ces entreprises sont une forme de propriété communale, mais dont les décisions sont influencés à divers échelons : privé, public, parti, « l’indétermination des droits de propriété laisse toute latitude au Parti de resserrer ou relâcher la bride aux acteurs privés quand il le décide. »
Iran, Russie, et maintenant Chine, l’axe des capitalismes politiques : le piège semble se refermer sur nous, et nous contraindre à rejouer la partition que l’on entend partout.
5. Amérique et prédation
Puisque l’on parle de blocs, iI nous reste à questionner l’état du capitalisme occidental, et son fameux libéralisme méritocratique. On se souvient que le néolibéralisme est pourtant un interventionnisme. Que l’industrie de la tech, principal moteur de la croissance américaine, est un secteur subventionné, voire dirigé, que ses monopoles sont tolérés (le fameux anti-trust à la sauce de Chicago). Que la méritocratie est dans le caniveau, que l’élite est consanguine, que le capital se concentre, que l’influence de la richesse sur la vie politique américaine a atteint des niveaux inédits.
L’une des principales caractéristiques de ce qu’on a décrit comme capitalisme politique est, outre la dépendance à l’Etat, l’importance des mécanismes de prédation. Or ces mécanismes, James K. Galbraith (qui fut conseiller de Yannis Varoufakis) les décrivait déjà aux USA, avant même 2008 :
« Aujourd’hui, le trait principal du capitalisme américain n’est ni la concurrence pacifique, ni la lutte des classes, ni l’utopie d’une classe moyenne inclusive. Au contraire, la prédation est devenue la caractéristique dominante - un système dans lequel les riches en sont venus à se régaler de systèmes en décomposition construits pour la classe moyenne. La classe prédatrice n’est pas l’ensemble des riches [mais elle est] la force dirigeante. Et ses agents contrôlent entièrement le gouvernement sous lequel nous vivons. »
De même, Robert Brenner, figure américaine du marxisme, a décrit les renflouements financiers post-covid comme une « escalade du pillage ». Et en a conclu que l’on vit « la rencontre entre le déclin économique qui s’aggrave et la prédation politique qui s’intensifie. » Mais cette critique existe en réalité depuis les années 60, pour faire le bilan notamment du New Deal. Pour Gabriel Kolko (historien affilié à la nouvelle gauche) les grands patrons ont, au fond, soutenu la réglementation gouvernementale pour anéantir la concurrence. Une critique qui était relayée d’ailleurs par Murray Rothbard, l’idéologue des libertariens :
« Pour Gabriel Kolko, l’ennemi a toujours été ce que Max Weber a appelé le “capitalisme politique”, c’est-à-dire “l’accumulation de capitaux privés et de fortunes via le butin lié à la politique [booty connected with politics]. […] Le travail historique de Kolko, The Triumph of Conservatism, est une tentative de lier les politiques de l’ère progressiste de Théodore Roosevelt à l’État de sécurité nationale laissé derrière dans le sillage de la présidence de son cousin Franklin. […] Le « progressisme national » auquel Kolko s’attaque était, selon ses propres termes, « la défense du monde des affaires contre le ferment démocratique qui était en train de naître dans les États ». Ayant grandi dans les années 50 et 60, Kolko a vu de ses propres yeux la destruction des « choses permanentes » [permanent things] résultant de la fusion de Washington D.C. et de Wall Street. »
La critique libertarienne se poursuit aujourd’hui, faisant le constat que deux idées phares du mouvement conservateur américain deviennent de plus en plus incompatibles : la croyance dans l’économie de marché d’un côté, et le fait que celle-ci soit « encrassée » par un « capitalisme de connivence » (les brevets, les aides publiques, les rentes de situation) qui avantage certains « intérêts organisés », de l’autre.
Ainsi les critères du « capitalisme politique », notion qui semblait qualifier une forme quelque peu dévoyée de capitalisme, dans des pays mal désoviétisés, ont semblé pertinent pour décrire la politique économique américaine et ce à différents moments de ces cent dernières années. On peut même parier qu’en décentrant un peu le regard (vers la « périphérie »), marxistes et libertariens auraient certainement pu se trouver des affinités plus tôt.
Une fois acté le renforcement de ce crony capitalism occidental, la partition entre blocs fondée sur les formes de capitalisme (autoritaire vs méritocratie) se révèle d’un coup moins opérante. Plutôt que celle d’un schisme, on pourrait tenter l’hypothèse inverse, celle d’une convergence. Qu’on observerait notamment dans l’illimitation (c’est ce que l’on décrit dans notre premier article), les moyens (c’est ce que l’on décrit dans le second) et la fonction de la guerre.
6. Sécurité nationale sans frontière
Plus encore que la place des élites et la connivence entre gouvernement et industriels, ce qui affaiblit la fable libérale aux États-Unis, c’est plus sûrement la façon dont l’économie est adossée à la puissance militaire. À l’extérieur de ses frontières évidemment, mais à l’intérieur aussi. Cela s’illustre par le poids du complexe militaro-industriel sur la recherche et les universités, l’argent injecté dans l’économie par la département de la Défense ou tout simplement sa capacité à orienter toute une part de l’économie.
Cela fait partie de l’histoire des États-Unis. L’idée d’une base (industrielle) de défense par exemple (qui comprend notamment les fameuses chaînes d’approvisionnement) existait (comme idée) depuis la guerre d’indépendance, et fut mise en oeuvre pendant la seconde guerre mondiale. Le poids de la sécurité nationale sur l’économie américaine est cependant redevenu particulièrement flagrant ces dernières années : l’embargo sur Huawei, les pressions sur Nvidia, le Chips Act, l’organisation de « chaînes d’approvisionnement résiliantes », ou plus simplement cette affirmation d’Eric Schmidt (qui est l’incarnation de tout ce que l’on vient de décrire : ex-PDG de Google, conseiller du Pentagone, proche de l’administration Obama, créateur d’un fonds d’investissement pour l’IA militaire) : « le leadership mondial dans les technologies émergentes est autant un impératif économique qu’un impératif de sécurité nationale ».
Le néolibéralisme mourant aura vu naître à la fois une élite anti-globaliste (l’élite pro-Trump), anti-démocratique et obsédée par la Chine, des firmes qui entendent outrepasser les marchés (les GAFAMs), des dirigeants d’entreprise ouvertement sécessionnistes (Peter Thiel), et d’autre part des repentis du néo-libéralisme progressiste qui justifient le dirigisme économique au nom de la sécurité nationale (l’entourage de Biden).
Dans le même temps que dit Xi Jinping ?
Nous devons prendre d’assaut les fortifications de la recherche et du développement. [Nous] devons concentrer les forces les plus puissantes pour agir ensemble, composer des brigades de choc et des forces spéciales pour prendre d’assaut les cols [stratégiques].
Il ne parle pas ici de stratégie militaire mais bien d’acquisition et de développement technologiques. Selon Xi, la plus grande menace pour la Chine est sa dépendance à l’Occident pour les infrastructures numériques. Pour lui, reprendre la main sur le développement d’Internet est un enjeu de « sécurité nationale » :
La technologie de base d’Internet est la plus grande « porte vitale », et le fait qu’elle soit contrôlée par d’autres est notre plus grand danger caché. […] Nous devons contrôler l’initiative du développement d’Internet dans notre pays, garantir sa sécurité avec la sécurité nationale.
La sécurité nationale n’est ni un pur argument fallacieux à des fins commerciales, ni vraiment une mise sous tutelle militaire de l’économie. La guerre des semi-conducteurs est bien sûr une guerre commerciale, mais qui a effectivement à voir avec le perfectionnement des systèmes de guidages de missiles, une guerre qui est aussi due à l’inflation de la marine chinoise, à la prévision d’une “grande explication” autour de Taïwan d’ici la fin de la décennie, et à la peur du bond technologique que pourrait produire l’IA. Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale de Biden, ne dit pas autre chose que Xi Jinping, dans son discours devant le Special Competitive Studies Project, créé justement par Eric Schmidt pour penser les enjeux technologiques de la compétition avec la Chine. Il réaffirme que « la préservation de notre avance dans les sciences et les technologies ne constitue ni un simple « enjeu domestique », ni un « enjeu de sécurité nationale », mais bien les deux à la fois. »
En 2007, Alan Greenspan, alors président de la Réserve fédérale des États-Unis, actait la victoire du marché sur la politique : « les décisions politiques aux USAs ont largement été remplacées par les forces du marché mondial » et « cela ne fait guère de différence de savoir qui sera le prochain président [des États-Unis] ». Mais dans la même phrase il ajoutait : « la sécurité nationale mise à part », décrivant ainsi cette soumission mutuelle de la politique et de l’économie. La sécurité nationale et son expansion ne concernent pas uniquement l’affrontement Chine-USA. L’Allemagne a fini elle-aussi par se doter d’une stratégie de sécurité nationale, afin notamment d’« assurer notre chauffage », d’« avoir des smartphones qui fonctionnent » et de « protéger les ressources naturelles dont toute vie dépend ». En Angleterre, selon le secrétaire d’État à l’énergie et à la stratégie industrielle, ce sont les politiques climatiques qui devraient être intégrées au cadre de la sécurité nationale.
8. La grande convergence technologique
Ironiquement dans la doxa (néo)libérale qui suit la Perestroïka et la chute du Mur, si convergence il doit y avoir entre grandes puissances, ce sera d’abord sur le terrain de la libéralisation de l’économie, condition première à la démocratie. C’est encore cette idée qui accompagne l’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001 : “un geste historique pour la prospérité de l’Amérique, les réformes en Chine et la paix dans le monde” (Bill Clinton, prophétique). Une entrée qui correspond d’ailleurs à sa « connexion » à l’Internet, qui devait aussi être un vecteur de liberté individuelle (Clinton, toujours visionnaire, à propos de la Chine et de la liberté d’expression en ligne : « Bonne chance. [La censure d’Internet], c’est un peu comme tenter de punaiser de la gelée sur un mur.»)
Derrière la « guerre des puces » il y a bien entendu un affrontement pour l’hégémonie économique et militaire. Mais il y a dans le même temps une convergence de vues sur le numérique - à commencer par son usage dual (civil-militaire). Le moment où Clinton opposait la liberté garantie d’Internet au désir de contrôle chinois semble loin derrière nous. Jake Sullivan peut d’ailleurs ouvertement regretter la « complaisance » et « l’ouverture » américaine aux « débuts de l’ère Internet ». Les géants américains d’internet ont fait du contrôle, et non de la liberté, la clef de leur business model. L’usage d’internet (et de l’internet des objets), on le sait bien, est désormais intégralement tracé, et ce n’est pas le PCC qui a mis cela en place. La Chine n’a pas imposé à l’Occident sa vision d’une société harmonieuse produite sur le contrôle - ensemble d’agencements, d’incitations, de fines conduites des conduites humaines. « Je pense que la plupart des gens ne veulent pas que Google réponde à leurs questions. Ils veulent que Google leur dise ce qu’ils devraient faire ensuite » prédisait Eric Schmidt quand il était encore PDG.
On a tendance à opposer, quand on pense à la façon de gouverner les hommes, autoritarisme et laisser-faire. Ainsi le néolibéralisme, même s’il est particulièrement interventionniste et violent dans sa défense du marché, viserait finalement une forme légère et désincarnée de contrainte. À contrario, la Chine aurait réussi la libéralisation de l’économie en conservant une forte emprise sur les individus, une forme encore disciplinaire de pouvoir.
Quand le dissident chinois Xu Zhangrun nous dit, pour décrire le pouvoir de Xi Jinping : « Nous avons une forme évolutive de tyrannie militaire sous-tendue par une idéologie “légiste-fasciste-stalinienne “ » on entend le renouvellement de cet autoritarisme fort, vertical, interventionniste. Il faut pourtant regarder d’un peu plus près le premier de ces trois pôles : la source légiste chinoise traditionnelle, pour voir qu’elle vise, par l’excès et la cruauté certes, un ordre immanent. C’est ce qu’avait noté Jean Levi à son propos : elle « impose aux hommes des conduites inconscientes », « pour être loi de nature, la loi de la société doit être intériorisée, se faire coutume » :
En greffant la loi sur les instincts, les légistes en viennent à fondre totalement les institutions dans la nature, ou plus exactement dans son principe — le Dao. Elles s’hypostasient en concrétions de l’ordre du monde. À l’instar du Dao, la Loi est universelle dans son étendue, générale dans son application et inéluctable dans son cours. Elle se charge ainsi de toutes les propriétés d’un principe immanent.
« Le Prince gouverne ses peuples par le seul ressort de leurs passions », la voie du maître : faire un joyau du retrait. Ainsi chez Han Fei:
Le Dao est origine de toute chose, critère de tout jugement. […] Vide, inactif, [le Prince] attend : les noms se nomment, les choses se donnent ; vide, il connaît le trop-plein (Shi) des émotions (Ging) ; inactif, il est le régulateur de l’action.
Invisible, le Prince embrasse le non-agir, et ainsi règne l’ordre absolu, de haut en bas :
Chaque chose a une place, tout objet un usage.
Tout est là où il se doit.
De haut en bas, le non agir.Bienvenue en 2024. Il n’y a de nouvelle guerre froide - entre donc à la fois des alliances, des valeurs, des façons de faire du profit, des intérêts de classe divergents - que du point de vue de l’élite. Depuis en bas, on note plutôt une effroyable convergence, d’intérêts comme de moyens. Et un chaos qui a tout l’air d’un ordre :
Que le coq veille sur la nuit
Que le chat attrape les rats
Chacun à son emploi
Et le maître est sans émoi.