Fight, fight, fight

juillet 2025

Bonnot

Fight, fight, fight

Édito - juillet 2025

L’atmosphère est chaque jour qui passe plus pesante. On pense moins à la “menace fasciste”, qu’au fait de s’habituer - que l’on nous habitue - à la mort en masse. Et sa sélection sous-jacente : “our only fault was that we were just classified as inferior”, comme dit un médecin palestinien et sûrement beaucoup d’autres. Face à cette pesanteur, qu’on devrait aussi nommer “défaite”, deux réflexes : se tenir chaud, ensemble, tous ensemble, tout à gauche du radeau de la méduse ; ou lâcher du lest pour s’élever dans le ciel des idées, on y trouvera bien quelques réponses et, à défaut, le sentiment d’être au-dessus de la mêlée. Dans les deux cas, cela correspond au funeste oubli d’une tradition qui, dans le reflux aussi, dans la minorité de la minorité, a infantigablement cherché un coin. Non pas un refuge, mais un coin à enfoncer. C’est encore là que l’on veut se situer.

Introduction

juillet 2025

Toulouse Lautrec

Introduction

Subversion dans la subversion

Notre dernière livraison a montré que s’il serait ridicule de nier les changements en cours (qui vont de la mise en place de frontières même pour les marchandises, jusqu’à la guerre des drones), il l’est tout autant de blablater sur une nouvelle “guerre froide”. Car sous le glacis de cette dernière on retrouve -ho surprise !- le capitalisme as usual. Et, derrière les rodomontades, la convergence des pseudo-blocs vers une gouvernementalité chinoise. La crise environnementale, la COVID, la guerre totale, autant d’occasion pour l’Empire de se reconfigurer. La destruction du New World Order par ses instigateurs, à coups de politiques de puissance mercantiliste, se double d’un raidissement du pouvoir à l’intérieur des sociétés. L’économie de guerre, les discours bellicistes et la rengaine du service militaire n’en sont que des éléments parmi d’autres. Après plusieurs décennies de néolibéralisme, de gouvernance par le milieu et de négation du politique, les pouvoirs retournent brutalement à la verticalité et aux structures écrasantes : civilisation, Dieu, nation, Etat, religion, communauté, nature, famille, essences. L’Empire revendique à présent un affrontement sur ces différents plans. L’Etat Islamique avec son millénarisme, son refus de l’ordre international, sa violence extrême et sa maîtrise de la communication postmoderne n’était pas une anomalie de l’Histoire, un mouvement rétrograde. Certes un mouvement d’un autre temps, mais d’un temps à venir.

Les mouvements révolutionnaires ont de quoi être déboussolés et désemparés. Le XXIe siècle aurait dû enterrer pour de bon le triptyque Idéologie, Parti et Militant au profit des signifiants vides et du populisme, des non-mouvements et de la multitude. Certains allant jusqu’à affirmer que les soulèvements de ce début de siècle étaient des « révolutions sans révolutionnaires », des réfolutions (contraction imprononçable de « réforme » et “révolution”). D’autres, convaincus que le siècle serait deleuzien, pensaient que tout se jouerait dans le moléculaire, voire le microscopique, à coup de déconstructions à l’infini. Le choc est d’autant plus violent :

Je ne sais pas si vous partagez avec moi, depuis quelques mois, un sentiment d’irréalité, la sensation, à la fois paralysante et fébrile d’être à l’intérieur d’un jeu vidéo qui est en train d’être reprogrammé en temps réel et dans lequel, bien que l’on continue à jouer avec le même avatar, les règles du jeu et le monde partagé sont en train d’être brutalement modifiés

(Preciado)

Aïeaïeïaïeaïe… On est passés sans transition des Sims à Call of Duty, du smartphone et du cocooning numérique à la tronçonneuse et au B-52. Une époque où il vaut mieux spawn en GI bodybuildé, en grand combattant en cage ou en chevalier croisé. Et de fait, la Réaction étant l’avatar du raidissement du pouvoir, elle capitalise dessus en même temps qu’elle l’alimente. Elle fascine et révulse les révolutionnaires et les radicaux. Chacun de ses “triomphes” les renvoie à leurs échecs, à leur inconséquence post-moderne et à leurs tendances nihilistes. D’aucuns lui envient sa supposée capacité à faire « rêver », à rendre conséquent, à faire communauté, à parler à ceux d’en bas, à être ancré, à s’organiser sur le long temps, à être solide.

Désemparés, les révolutionnaires singent la Réaction et s’empressent d’expier leurs années fluides. C’est le retour des grosses moustaches bien épaisses, des drapeaux rouges poussiéreux et des brochures de Lénine et Mao. Le retour des subjectivités militantes exemplaires, sérieuses et responsables… Il n’est plus question de désir ou de zbeul mais d’avant-gardes, de groupuscules et de sujets révolutionnaires, de composition et d’alliances. Le tout sur un mode éminemment grotesque. Comme leurs alter egos réactionnaires, les subjectivités révolutionnaires sont des mutants du néolibéralisme. Ils reposent sur une tradition fantasmée et figée mais rassurante qui n’atteint pas les profondeurs de l’homoeconomicus. Derrière la moustache, il y a des individus, des smartphones, la valorisation de toutes les sphères de l’existence et un rapport entrepreneurial au monde et aux êtres. Le gauchiste du XXIe siècle est un monstre de plus dans le bestiaire néolibéral au côté des télévangélistes, salafistes 2.0, tradwives, trumpistes et autres sorcières tiktokeuses.

Le retour de la Gauche ne se limite pas à la caricature, certes un peu facile, du jeune-vieux-gauchiste. Le phénomène peut être plus diffus, plus subtil, un peu moins poussiéreux. En témoigne le NFP, une mobilisation réssuscitant un évènement anti-révolutionnaire, alimentée par la culpabilité, la responsabilité et l’exemplarité… et derrière la force du symbole, les petits calculs d’épicier entre politiciens, derrière la propagande participative, des graphistes qui font leur publicité, derrière la campagne horizontale, la constitution de capital militant et des partis verticaux, derrière la radicalité de façade, les ambitions carriéristes.

Se nourrir du passé n’est pas une erreur, mais encore faut-il chercher au bon endroit et de la bonne manière. Face à l’effondrement du monde et des subjectivités, il est certes tentant d’inventer et de figer une tradition à laquelle se référer, de trouver une nouvelle identité à endosser et un passé dans lequel se réfugier. Mais la tradition révolutionnaire n’est pas donnée, il s’agit d’un champ de bataille dont la définition même est conflictuelle. Pour nous, il s’agit de la “tradition des vaincus”. Pas par fétichisme de la défaite mais parce qu’elle regroupe ceux qui ont lutté à la vie à la mort avec ce monde, qui ont refusé que la paix se fasse sur leur dos. A travers son exploration, nous ne cherchons pas des mots et des symboles mais des principes, des attitudes et des gestes à actualiser dans le présent.

Jamais nous ne voulons être ailleurs que chez nous. Même ici notre regard n’est point rétrospectif. Nous nous mêlons nous-mêmes au passé de façon vivante. Et, de la sorte, les autres aussi revivent, métamorphosés ; les morts ressucitent ; avec nous leur geste va derechef s’accomplir.

(Ernst Bloch)

En cette période de confusion, un bref regard sur cette histoire permet de rappeler l’importance de la subversion dans la subversion, de l’insurrection contre l’ordre établi mais aussi contre tous ceux qui prétendent s’y opposer.

Anarchistes de début de siècle

juillet 2025

Toulouse Lautrec

Anarchistes de début de siècle

Avant-garde avant-guerre

L’époque étouffante était au calme saturé d’électricité de l’avant-guerre.

(Victor Serge)

Renan était fort surpris de constater que les socialistes sont au-dessus du découragement : « Après chaque expérience manquée ils recommencent ; on n’a pas trouvé la solution, on la trouvera. L’idée ne leur vient jamais que la solution n’existe pas, et là est leur force »

(Georges Sorel)

Pourquoi en revenir à eux, anarchistes individualistes, toujours défaits ? D’abord le contexte. Le mouvement individualiste français – en tout cas la frange qui s’est « organisée », passés donc les prémices artistiques ou communautaires – naît dans une période de reflux qui annonce un écrasement : le « calme saturé d’électricité de l’avant-guerre ». Il émerge en opposition au milieu révolutionnaire, et anarchiste en particulier, qui agite encore l’espoir de la grève générale, mais surtout la menace de la Réaction (autour de Dreyfus). Finalement, il meurt sous le double coup d’abord de la mobilisation militaire, ensuite de la Révolution russe (à coup de « masses », en somme). On pourrait dire qu’il succombe à l’Histoire, lui qui pensait s’en être émancipé. Ou plutôt il meurt de ne pas avoir dépassé la contradiction qu’il a introduit lui-même dans le mouvement révolutionnaire : la culture du Moi.

Ensuite parce que nous sommes, en grande partie, les héritiers de cet existentialisme anarchiste – nous et ceux qui ont lutté hors/contre des partis et syndicats, tout le mouvement post-situ, squat, anti-carcéral, anti-industriel, illégaliste voire alternatif du dernier quart de siècle, ou encore ceux que la police appela « anarcho-autonome »1. On s’épargnera une généalogie2 – ce qui suit devrait suffire. Ce n’est donc sûrement pas sans raison, que dans les contextes similaires de reflux, on entende résonner les mots d’ordre de cette petite troupe : vivre (« vouloir se vivre et avoir l’orgueil de vouloir se vivre »), sans attendre et sans but (« l’illusion mauvaise, c’est attendre la révolte des foules »), se méfier et des foules et des échecs de la camaraderie, y opposer l’amitié d’individualités solides et choisies.

Est-on donc pourtant condamné à faire les cent pas, au gré des oscillations historiques, sur le chemin emprunté par Victor Serge entre 1907 et 1917 : lui qui passa de l’individualisme le plus affirmé, méprisant des foules ataviques et imitatrices (citant Le Bon, Le Dantec), à celui qui se plait à n’être que l’« accomplisseur de ce qui doit être accompli », « goutte d’eau dans le torrent, parmi les hommes en marche, en masses ». Avec dans les deux cas la même fascination pour la force : celle du Moi – génie ou dictateur, enfin celle de l’esprit russe et des masses en mouvement. On pourrait toujours dire que ce sont les cheminements qui sont intéressants chez Victor Serge et non ses points de départs (l’Unique) ou d’arrivée (l’En-dehors ou le Parti bolchévique). On prendrai le risque de réhabiliter le romantisme de la défaite – échouer encore –, l’amour situ pour les révolutions manquées, dont profitent les régulières résurgences léninistes.

On préfèrera poser ici le groupe anarchiste constitué autour de Libertad puis Serge, plutôt comme question, ou miroir. Regarder ce qu’il y a en lui de précurseur. Mais aussi ce qui le condamnait (et nous condamne à notre tour ?) à l’échec.

Ce texte est fait de trois parties de natures très différentes : d’abord le contexte historique et l’histoire plus particulière du groupe de la rue de la Barre ; ensuite un ensemble de citations tirées du journal l’anarchie ; enfin quelques textes de Victor Serge qui, à partir de 1917, s’éloigne de la position individualiste et fini par la critiquer frontalement.

l’anarchie

Contexte : structuration de l’anarchisme ; alliances avec la gauche; l’en-dehors ; dépression et répression

L’affaire Dreyfus et la lutte armée pour la défense de la République

À mesure que la répression ayant suivi l’assassinat de Carnot en 1894 se calme, le mouvement anarchiste opère sa mue autour du renoncement à la propagande par le fait. Cela passe par un investissement dans la lutte collective (antimilitarisme, premiers syndicats, caisses d’entraide) et la prise en charge de la vie ouvrière (coopératives, pédagogie, néo-malthusianisme, régimes alimentaires). L’organisation des différents groupes reste souple ; la liaison est effectuée par les journaux, mais aussi les événements, concerts, promenades, repas familiaux, écriture de tract. Ainsi que par des anarchistes errants, « gyrovagues », qui provoquent le long de leur chemin la « floraison » de nouveaux collectifs. On ne parle plus de groupes secrets, comme dans la décennie précédente, mais d’espaces de sociabilité et d’éducation. En résumé la « Bibliothèque d’éducation libertaire » remplace les « Dynamiteurs de Clichy ». Certains entreprennent de se structurer (local, caisse commune, cotisations, rôles, commissions, voire hiérarchie) voire de se coordonner à travers des ligues ou des campagnes. Cette transformation du milieu renouvelle les désaccords – qui vont encore jusqu’à la bagarre, ou à la dénonciation à la police – sans pour autant dessiner de lignes de partages claires3.

L’affaire Dreyfus va radicaliser les divergences. Le journal le Libertaire de Sébastien Faure, qui lancera aussi Le Journal du peuple dédié à l’affaire, prétextant une menace monarchiste et cléricale, lance des passerelles entre le mouvement anarchiste et la gauche en gestation4. Il appelle finalement à une « coalition révolutionnaire », fédérant « Républicains, Démocrates, Penseurs libres, Socialistes, Révolutionnaires ». Il entend mettre l’activisme des anarchistes au service de la République ou de sa défense tout du moins, la « lutte armée » devant « briser le mouvement nationaliste ». Il est soutenu en partie par Pouget (qui abandonnera le Père Peinard pour Le Journal du peuple) qui appelle aussi à sauver la « putainerie » qui les persécutait encore deux ans auparavant, plutôt que de culbuter dans « la mouscaille réactionnaire ». De manière générale, que ce soit parce que le sujet est d’actualité, ou par réelle peur du péril réactionnaire, ou encore parce que c’est une occasion de prendre la rue, l’Affaire va absorber toute l’agitation anarchiste durant l’année 1898.

À la suite de la mort de Félix Faure, Sébastien réitère sa défense de la démocratie française et appelle à participer aux funérailles présidentielles, afin de déjouer les tentatives de conspirations monarcho-cléricales. Suivra un appel à l’action directe anarchiste contre le « complot des muscadins » et en défense de Loubet (dont les dreyfusards libertaires se félicitent de l’accès à la Présidence). Ou encore un banquet de la Coalition en mars 99, puis un appel à manifester pour soutenir la République le 11 juin. Enfin le soutien à l’arrestation de Déroulède.

Ces « compromissions » sont de plus en plus dénoncées comme telles : la police observe « un mouvement de réaction intense », surtout à Paris où les trois-quart des groupes deviennent anti- fauristes. On accuse les « anarchistes de gouvernement » ou « anarchistes d’affaire ». On refuse d’être la cinquième roue du carrosse. On appelle ici et là à recentrer l’action anarchiste dans la lutte contre le capital (parmi les premiers critiques on trouve d’anciens du Libertaire et des naturiens ; le journal les Temps nouveaux s’était quant à lui déjà peu engagé dans l’Affaire). La police citant un anarchiste : « on vient de traverser une période calme, et n’étant plus grisés par la lutte on peut juger les résultats obtenus et ils sont déplorables […] la situation du parti est plus mauvaise qu’il y a dix ans […] tout est à recommencer […] il n’y a plus de groupes, plus de réunions, et plus de journaux positivement anarchistes. »

Naissance de l’anarchie

En amplifiant les dissensions pré-existantes, l’affaire Dreyfus finit de scissionner le parti anarchiste en deux tendances. L’une est désormais prête à négocier des alliances5 autour, outre des syndicats et des ligues antimilitaristes, du mouvement coopératif, ainsi qu’à des fins « défensives » (caisses de solidarité, collectifs de locataires, comités contre la police, ou contre la conscription). Quand l’autre tendance veut éviter tout point de contact entre socialisme et anarchisme. C’est de cette seconde frange que va émerger la « nouvelle génération individualiste »6. Celle-ci entend tirer les conclusions de l’incapacité des anarchistes à faire déboucher l’Affaire Dreyfus sur le terrain insurrectionnel. Et va ajouter à la critique classique du parlementarisme et du syndicalisme, la critique de l’agitation de rue voire de l’action collective politique ou syndicale, et même de la révolution (comme horizon), et des révolutionnaires (comme individus aliénés). De là découle un nouveau mot d’ordre : ne plus attendre mais « vivre » maintenant, tout en cherchant à s’élever individuellement. « Nous les passionnés du vrai, du solide, les dépositaires de vérités nouvelles, travaillons à faire un prolétariat régénéré, conscient, haineux ».

Ce crédo sera avant tout porté par l’anarchie, journal fondé en 1905 par Libertad et qui paraîtra jusqu’en 1914 :

Pour éviter toute duperie, nous appuyons sur la forme sectaire de cette publication : On y luttera contre le socialisme et le christianisme, le syndicalisme et le militarisme, le capitalisme et le coopératisme. Seuls donc, les camarades qui trouvent cette campagne utile à entreprendre nous aiderons : nous n’avons pas besoin des autres

(Libertad)

Albert Libertad a un parcours d’anarchiste français « classique ». « Pupille des enfants assistés de la Gironde, il exerça divers métiers, dont celui de comptable. Un mois après son arrivée à Paris, en août 1897, il se signale en apostrophant le prêtre du Sacré-Cœur en plein prêche ». Il est arrêté pour avoir fait l’éloge de Ravachol et Henry. Il travaille pour le Libertaire de Sébastien Faure, il est dreyfusard (il participera aussi au Journal du Peuple d’Émile Pouget et Faure), candidat abstentionniste, il participe à la fondation de la Ligue Antimilitariste (avec des socialistes) – qu’il abandonne dès le lendemain.

Infirme des deux jambes, marchant sur des béquilles dont il se servait vigoureusement dans les bagarres, grand bagarreur du reste, il portait sur un torse puissant une tête barbue au front harmonieux. […] Violent et magnétique, il devint l’âme d’un mouvement d’un dynamisme extraordinaire. Lui-même aimait la rue, la foule, les chahuts, les idées, les femmes.

(Victor Serge)

Après avoir lancé les Causeries populaires (avec Paraf Javal son compère « éducationniste », qui deviendra l’un de ses ennemis)7 c’est dans son journal, l’anarchie, que va prendre corps la critique interne au mouvement et un individualisme en rupture avec ses prédécesseurs artistes ou milieu-libristes. On y oppose au tournant organisationnel8 de l’anarchisme « la cellule anarchiste », « débarrassée de tout rouage inepte »9, ainsi que le communisme immédiat.

Si le journal, tiré tous les jeudis à 6 000 exemplaires est un moyen de liaison (« le point de contact entre ceux qui, à travers le monde, vivent en anarchistes »), son lieu d’élaboration est lui-même un lieu de vie et d’organisation. D’abord à Montmartre10, dans une grande maison à deux étages, avec l’imprimerie au sous-sol, les pièces communes et de réunion au rez-de-chaussée (où ont lieu des Causeries), et à l’étage des chambres permettant d’accueillir une dizaine de personnes, dont certaines qui vivent là à l’année, « dans une grande liberté de mœurs » selon les indicateurs policiers. Un autre rapport de police qualifie Libertad de « roi de Montmartre » et baptise le local le « nid rouge ».

Au [22, rue du Chevalier de la Barre] les réunions étaient sinon tumultueuses, du moins fort passionnées ; on discutait Stirner, Nietzsche, Le Dantec ; parfois on tenait conférence sur le trottoir ; chaises et bancs encombraient la chaussée. Un jour la police intervint et ce fut la bagarre.

(Maitron)

Dans le même temps, une « colonie de vacances pour adultes et enfants » est fondée à Châtelaillon (Charente-Maritime) par Libertad, Anna Mahé et Pierre Brunia, anarchiste et éleveur d’huîtres : Les camarades peuvent s’y reposer en anarchistes et profiter de « Libertaire-Plage ». Des brouilles mettent un terme à l’expérience provinciale en 1908.

(Beaudet)

À la suite d’une bagarre, l’ayant très certainement opposé à ses propres camarades, Libertad reste étendu sur le pavé de la rue de la Barre. Un mois plus tard, le 12 novembre 1908, il décèdera à seulement 33 ans à Lariboisière.

Illégalismes

A partir de juin 1910 et sous la direction désormais de Lorulot, le journal déménage à Romainville. L’équipe y vit toujours « en camaraderie », consommant les fruits et légumes cultivés dans le grand jardin (et aussi de divers larcins et de fausse-monnaie). C’est là-bas que Victor Serge11 rejoint le groupe, en 1911. Victor est né dans la misère à Bruxelles (son frère meurt de faim à 9 ans) où il connait depuis ses 12 ans Raymond Caillemin dit « la Science », futur membre de la bande à Bonnot. Encore adolescents ils ont rejoint la Colonie libertaire de Stockeld, puis à Boisfort le journal Le Communiste qui deviendra Le Révolté. Ils y rencontrent Edouard Carouy (autre futur membre de la bande à Bonnot) et Octave Garnier (idem). Victor monte à Paris en 1908 rejoindre Mauricius et Rirette qu’il a rencontrés à Lille – et écrire dans leur journal, l’anarchie. Il fonde en parallèle un « cercle d’études » dans le Quartier Latin. Lui et sa bande perturbent les meetings de l’Action française ou du Sillon. Il a retrouvé un autre Belge, René Valet (idem) avec lequel il participe aux émeutes contre l’exécution de Francisco Ferrer Guardia et de Jean-Jacques Liabeuf (affrontements devant la prison de la Santé) :

Les racines de notre pensée plongeaient dans le désespoir. Rien à faire. Ce monde est inacceptable ; inacceptable le sort qu’il nous fait. L’homme est vaincu, perdu. Nous sommes écrasés d’avance, quoi que nous fassions. Une jeune accoucheuse anarchiste renonça à son métier « parce que c’est un crime que d’infliger la vie à un être humain. » […] Nous avions erré [avec René] ensemble autour d’une guillotine, par un soir d’émeute, ravagés de tristesse, écoeurés de faiblesse, enragés en somme, mûrissant pour des actes de désespoir. « On est devant le mur », disions-nous, – et quel mur ! « Ah les salauds ! » murmurait sourdement le rouquin et il m’avoua le lendemain que sa main, pendant toute cette nuit, s’était serrée sur la fraîcheur noire d’un browning. Se battre, se battre, que faire d’autre ? Se battre et périr, peu importe. Rappelez-vous ce vers de Verhaeren : « Ouvrir ou se casser les poings contre la porte ».

(Victor Serge)

Après l’expérience de Rambouillet, Victor prend, avec Rirette devenue sa compagne, la direction de l’anarchie (mi-1911, jusque début 1912) et le déménage à Paris (rue Fessart), pour s’éloigner à la fois des tentations hygiénistes de certains membres de la bande, et de la « dérive » illégaliste de ses amis (qu’il soutient pourtant dans le journal : « qu’en plein jour l’on fusille un misérable garçon de banque, cela prouve que des hommes ont enfin compris les vertus de l’audace »). C’est trop tard pour empêcher ses proches d’en mourir.

René s’est jeté dans une mortelle aventure par esprit de solidarité – pour aider des copains, – par besoin de combat, par désespoir au fond. Ces égoïstes conscients se firent massacrer par amitié. [Avec Raymond, ils] se battirent donc toute une nuit contre la troupe, la gendarmerie, la police, les honnêtes gens qu’ils traitaient d’assassins, car ils se sentaient des victimes. La révolte aussi est une impasse, rien à faire. Alors rechargeons vite les chargeurs…

(Victor Serge)

Caillemin sera condamné à la peine de mort, Carouy se suicidera en prison.

ils « ont follement gaspillé et perdu leurs vies dans une lutte sans issue […] Peut être si j’avais été plus ferme Valet serait-il vivant et ce pauvre Joudy libre. J’ai seulement manqué de combativité

(Victor Serge)

Victor Serge sera condamné en 1912 à 5 ans de prison. Après sa sortie de prison il rejoindra Barcelone puis la Révolution russe.

La guerre, la mort

À la veille de la guerre la police compte une quinzaine de groupes individualistes à Paris, qui se coordonnent et surtout participent à des causeries populaires, sur le format créé dix ans plus tôt par Libertad. Le groupe autour de l’anarchie, qui est resté, après le Libertaire et les Temps nouveaux, le troisième principal journal anarchiste, a donc dans ces années là un rôle central12.

La question de la guerre, et de la future mobilisation générale, reste l’une des rares convergence de vue des différentes tendances anarchistes avec d’un côté la propagande et l’agitation, de l’autre des plans d’actions insurrectionnels en cas de mobilisation générale (« À l’ordre de mobilisation vous répondrez par la grève immédiate et par l’insurrection », de Gustave Hervé) : projets de sabotage des voies, des casernes, d’assassinats d’officiers, et de convergence vers Paris. Les journaux le Libertaire (anarchiste) et La Guerre sociale (de l’alliance antimilitariste menée par Hervé) collaboreront par exemple pour maquiller et diffuser un manuel de l’armée de sabotage des chemins de fer.

Autant l’insoumission que l’insurrection : rien ne se passera comme prévu en 1914. Les militants sont mobilisés et désertent peu. La mobilisation est par ailleurs soutenue par certains intellectuels anarchistes pour qui défendre la France agressée c’est défendre l’idéal révolutionnaire qui s’y incarne. La Guerre sociale, journal antimilitariste le plus influent, rallie l’Union sacrée (tout comme la CGT et la SFIO)13. À Paris, le groupe de Jean Grave (autour des Temps nouveaux) sera l’un des derniers à continuer ses activités malgré la mobilisation, avant de se rallier aussi à l’Union Sacrée. Grave co-écrira avec Kropotkine le Manifeste des Seize soutenant les Alliés. Son raisonnement : maintenant que la guerre est déclarée, autant en finir avec l’impérialisme allemand. Malato (Le Journal du peuple, et La Guerre sociale) signe le manifeste. À l’inverse, Sébastien Faure et Mauricius (l’un des fondateurs de l’anarchie) publient Ce qu’il faut dire (CQFD) pour s’opposer à cette ligne belliciste. Le journal est censuré mais tout de même diffusé (« Mauricius a 50 000 hommes derrière lui » dit à l’époque Louis Malvy14).

Entretemps l’anarchie a tout simplement cessé de paraître (en juillet 1914). En effet, l’affaire Bonnot, jugée en 1913, a mis de côté André Lorulot, Rirette Maîtrejean et Victor Serge qui ont confié le journal à E. Armand. Ce dernier est un antimilitariste qui a glissé progressivement de l’anarchisme chrétien (il publie au début du siècle dans le Libertaire, sous les pseudos Frank ou Junius) vers l’individualisme (il publie Petit Manuel anarchiste individualiste en 1911). En 1915 il s’oppose à l’Union sacrée et fait paraître, en remplacement de l’anarchie, le journal Par-delà la mêlée. Il restera en contact avec Victor Serge, qui refusera cependant à sa sortie de prison de contribuer à ses nouveaux projets éditoriaux. Lui qui a passé la guerre enfermé commence alors à former une critique de l’anarchisme individualisme et la façon dont ce dernier se continue avec Armand. Une critique de ceux qui sont « revenus de tout », de leurs échecs et leur déni :

Leur admiration prétentieuse du Moi aboutit à une rage de se faire imprimer – mais ne leur apprend à penser ni à écrire. C’est un pharisaïsme grossier – et non un Individualisme. Tous les articulets peuvent se résumer par la prière du pharisien : « Soyez remercié, Seigneur, de ne pas m’avoir fait pareil à tout le monde ». Dire que personne n’a songé à réimprimer les beaux articles de Levieux15 sur la Morale – ou sur la vie immédiate « Vivre d’abord ». […] Quelle indigence d’art dans toutes ces proses qui voudraient être poétiques – écrites en petit nègre pédantesque. […] Le résultat de cette propagande d’Individualisme amoindri, c’est la production d’une espèce de camarades qui ne s’intéressent à rien… La guerre ? – Mon vieux, je suis inactuel. – La révolution russe ? – Tu sais, les révolutions, la foule, moi… – La propagande ? – Oh moi, j’en suis revenu..Et de tout. « Je me débrouille, je suis végétarien », c’est tout.

(Victor Serge, 1917)

La bande n’a pas résisté à la répression puis à la Guerre. Aux inimités aussi (entre Lorulot et Serge notamment). « Ce qui manquait le plus à la bande, ce fut l’organisation » ajoutera Rirette Maîtrejean.

Causeries

Doctrine

L’anarchisme nous prenait tout entiers parce qu’il nous demandait tout, nous offrait tout. Pas un recoin de la vie qu’il n’éclairât, du moins nous semblait-il. [Nous] allâmes à la tendance extrême (à ce moment), celle qui par une dialectique rigoureuse en arrivait, à force de révolutionnarisme, à n’avoir plus besoin de révolution.

(Victor Serge)

Il est mal-aisé de définir une doctrine commune à tous ces individus, quand bien même ils écrivent dans le même journal et pour certains vivent dans la même maison. Ces divergences (entre personnes ou entre périodes) sont flagrantes concernant les rapports au communisme, à l’illégalisme, à la révolution. À la lecture des plus de 400 numéros de l’anarchie, on peut pourtant dessiner à gros traits la trame de cet individualisme d’avant-guerre.

La confrontation avec le reste du milieu anarchiste se fait notamment autour de la question du militantisme et des alliances avec le mouvement ouvrier. L’affaire Dreyfus a été la dernière occasion pour les individualistes de constater que le siècle des révolutions était clos, et d’en faire le bilan suivant : une révolution d’idiots ne peut mener à rien de bon et il faut sortir de l’attente, héritage chrétien. Il en découle que l’individualiste doive, plutôt qu’attendre le Grand Soir, « être tout de suite » (Victor Serge), vivre maintenant et vivre mieux. Cela passe par s’élever soi-même, « seule besogne vraiment libératrice, vraiment révolutionnaire ». L’individualisme ouvre à « des rapports meilleurs » et à la solidarité véritable, « que nous appelonsla Camaraderie anarchiste ». L’individualiste s’associe librement à des camarades soigneusement sélectionnés, « minorités d’élite composée d’individus sains aux cervelles décrassées » (VS). En retour cette « camaraderie » finit d’offrir « de développer intégralement sa personnalité ». La multiplication de ces cellules anarchistes, enfin, peut (elle seule) ouvrir au « communisme pratique ».

Contre la Révolution

Les « innombrables brochures, monceaux de journaux, quantités d’affiches » clamant « l’imminence de la Révolution », ont usé la patience de nos individualistes.

On attend, on attend, on se prépare. Trois fois on démolit deux réverbères ; on discute les menus détails de l’inévitable bouleversement, et des pince-sans-rire racontent qu’ils feront la Révolution comme ceci et comme cela.

(Victor Serge)

Certains ont même découvert, ô horreur, que nous étions anti-révolutionnaires ! Cela ne justifie-t-il pas toutes les colères, toutes les animosités ? […] il y a encore des romantiques. Les vieilles barbes de 48 nous ont légué des successeurs

(Lorulot)

L’attente du Grand Soir est vue comme une croix, que l’on traîne…

Laissons de côté cette mentalité révolutionnaire si profondément religieuse et fataliste encore. Ne nous grisons plus de mots et ne comptons plus sur les Messies ou sur les Miracles.

(Lorulot)

Des siècles, ils n’ont vécu qu’avec devant les prunelles le grand rêve Chrétien. Maintenant qu’ils l’ont vu s’effondrer, il leur en faut un autre. Ils n’attendent plus ceux-là, ni le Messie, ni le céleste royaume […] — Mais eux, ils attendent Demain !

(Victor Serge)

A l’espoir tendu vers demain ils opposent la certitude de l’effort immédiat:

Il n’est pas de se suggestionner par la magnificence ou la proximité du but à atteindre, mais bien plutôt de se convaincre par une critique constante que l’on procède de la bonne manière, que l’on ne s’égare pas dans les à-côtés. […] Nous n’avons pas la foi en tel but, l’illusion en tel paradis, mais la certitude d’employer notre effort dans le sens le meilleur.

(Libertad)

Contre l’ouvrier et sa classe, l’esclave et son genre humain

Contre la Révolution, héritage chrétien, l’individualiste « fustige les esclaves » (Lorulot) : « Ce sont les inconscients, les dégénérés et les faibles qui font la belle société où ils nous forcent de croupir avec eux ! ». Mais le bon citoyen, « triste abruti, à la silhouette avachie, alcoolique, tabagique, tuberculeux » (Victor Serge) est plus méprisable encore quand il se concentre en « masse, le groupe, le tas » (Lorulot).

Les gens bêtes et routiniers, race innombrable, ont préféré clore obstinément leurs paupières et se boucher les oreilles en répétant les litanies de sottises que la morale chrétienne a su graver si profondément dans les cervelles. Pitié pour les faibles! Charité pour les souffrants, pour les petits, les infirmes ! […] Humanitarisme ! […] Démocratie – souveraineté du nombre. Et le nombre c’est la médiocrité, l’incohérence, l’inintelligence. Les majorités sont toujours et inévitablement constituées par des éléments de deuxième ordre.

(Victor Serge)

Aussi, s’imaginer que [ces] foules impulsives, tarées, ignorantes, en finiront avec l’illogisme morbide de la société capitaliste, est une illusion grossière.

(Victor Serge)

Il s’agit d’en finir, avec le « bétail syndicaliste » (« parce que le destin du bétail sera toujours d’être tondu », Levieux), avec la « classe » voire avec l’Homme :

Non je ne suis pas votre frère. Chaque jour vous me faites souffrir. Vous me tuez lentement […] Eh bien maintenant je veux vivre sans vous, pour moi-même. Je m’assois sur […] votre conscience de classe, votre solidarité entre loups et agneaux. […] Communistes parce qu’individualistes […] nous refusons de joindre notre voix au choeur des tartuffes qui entonnent la complainte de l’amour universel.

(Lorulot)

Lutter, pour vivre, maintenant,

Renoncement à la Révolution, et maintenant à l’organisation de la classe ouvrière… En quoi consiste finalement l’action anarchiste ? « Il peut sembler aux esprits superficiels que cette nouvelle forme délaisse la lutte », confesse Libertad « alors qu’elle s’engage, sûre d’elle-même, sur tous les points ». Ce n’est certes pas une lutte contre le gouvernement (« c’est puéril »), mais plutôt contre « les formes subjectives de l’autorité », contre les idées que l’on devra arracher « une à une des cerveaux ». C’est une lutte « contre les individus » qu’il faut « purifier, les rendre forts, leur faire aimer et désirer ardemment la vie ». Une lutte « pour la conquête de la vie ». Quoique cette « vie anarchiste » s’avère présentement impossible. Il s’agit alors de « lutter pour arracher […] quelques bribes de la grande vie entrevue». Voire, de lutter… pour la lutte elle-même, « simple et amère jouissance », joie « âpre et puissante », « dont les formes et les phases diverses – variant de la propagande éducative au terrorisme – permettent à tous les tempéraments de se manifester utilement.» (VS). Ainsi, « telle sera notre vie. Combattre tout ce qui nous entrave […] Ne pas connaître le repos. Ne jamais pactiser, ne jamais céder» (VS). Lutte qui correspond aussi à la fin d’une attente. Résoudre d’abord les contraintes existentielles, « s’acharner à être » (VS) :

Comment faire pour manger sans se prostituer, sans gâcher son existence à quelque absurde besogne légale ou illégale? […] Comment en un mot respirer dans le marécage où nous sommes ?

(Victor Serge)

Il ne s’agit pas seulement de survivre :

Il s’agit de vivre d’abord, de bien vivre. Tout de suite, dans le présent, sans se laisser[??] par les mirages du futur, ni effrayer par les obstacles du présent.

(Levieux)

Vouloir se vivre et avoir l’orgueil de vouloir se vivre

(Libertad)

Et donc pour l’Ego

Cette « révolte immédiate » est assimilée en premier lieu à la « réalisation de la personnalité » « forte, consciente, nette et fière ». C’est une « rédemption », par le « développement » de l’individualité, entendue comme ce qui permet d’« exercer ses facultés avec le plus d’intensité possible ».

Pour l’Anarchiste, la liberté n’est pas une entité, une qualité, un bloc qu’il a ou qu’il n’a pas, mais un résultat qu’il acquiert au fur et à mesure qu’il acquiert de la puissance. […] Plus il renverse d’obstacles […] plus il permet d’extension à son individualité, plus il devient libre d’évoluer

(Libertad)

Cette volonté de puissance (entravée par « les forces extérieures et […] intérieures »), se convertit vite en culte de la force :

[Se] forger un « moi », propre, original et beau ; pour résister au milieu physique et au milieu humain ; pour défendre pied à pied ton individualité contre les gnomes qui t’environnent – tu devras être fort. Fort de corps, c’est à dire sain ; fort d’esprit c’est à dire intelligence lucide et volonté inflexible.

(Victor Serge)

J’irai par la route qui me plait, m’acharnant à être « moi » un homme libre parmi ces esclaves, fort parmi ces faibles, brave parmi ces lâches…[Cela] exige de la force, une volonté puissante, une intelligence nette. Autrement la défaite est certaine.

(Victor Serge)

Une pratique élitiste, et même d’avant-garde :

Seules des minorités d’élite composée d’individus sains aux cervelles décrassées et aux énergies ardentes peuvent en vivant mieux, acheminer les hommes vers plus de bonheur… [Et] des minorités en qui subsiste encore de la force, viennent à nous

(Victor Serge)

Position qui attire les jalousies, et entraîne la solitude :

Quelles luttes et quels déchirements il lui faudra affronter […] Tous s’écarteront de lui, les masques d’hypocrisie tomberont, il restera seul – ou presque.

(Lorulot)

Contre [tel] audacieux, se forme aussi une coalition anonyme et redoutable. Le réfractaire doit chèrement disputer la plus petite parcelle de sa vie […] Autour de lui de vieilles affections s’effondrent, des amitiés se muent en haines.

(Victor Serge)

La camaraderie, le communisme

Les rédacteurs de l’Anarchie réfutent pour autant être des « partisans d’une couarde résignation ». Ils ont suffisamment de haine pour « descendre dans la rue » (ils sont d’ailleurs au premier rang à Draveil, en juillet 1908, pour en découdre et Rirette Maîtrejean y est blessée). Mais, « il y a mieux à faire », l’urgence étant celle d’un travail de profondeur. Il s’agit à la fois de former des « agisseurs plus efficaces » et « d’instaurer entre nous des rapports meilleurs. » (Lorulot). Ce qui ne veut pas dire « milieux libres » ou colonies libertaires, ces dernières étant tournées en ridicule :

Un homme, deux chats, un rat blanc ont décidé de former un milieu libre, en dehors de toutes les entraves [.]… Ils pensent que tous les camarades voudront bien leur indiquer un petit coin de quatre ou cinq cent hectares de terrain où ils se chargeront de vivre en donnant le meilleur exemple.

La camaraderie se vit maintenant et donc ici

La pratique du communisme expérimental ne sous-entend pas forcément la formation de milieux libres, colonies agricoles ou autres. Il serait à désirer que, dès aujourd’hui, les anarchistes pratiquent entre eux cette camaraderie qui fait l’objet de toutes leurs théories.

(Lorulot)

Et sans nier qu’elle puisse être source de déceptions :

Il est bien rare de tenir conversation avec un anarchiste sans qu’au bout d’un quart d’heure on ne l’entende se lamenter sur les désillusions que lui a causé la pratique de la camaraderie. (E. Armand)

Certains, donc, comme E. Armand, décident de se replier sur la solitude (« le meilleur camarade c’est soi-même », il y ajoute tout de même le conjoint et deux ou trois amis). D’autres persistent. L’élévation individuelle n’est qu’un préalable à l’association (qui est tout de même le « but »). Ne serait-ce que parce que « la camaraderie » est nécessaire pour « permettre à tout homme de développer intégralement sa personnalité ». Il s’agit donc de trouver les moyens de cette saine camaraderie :

Beaucoup de camarades ont cru que la réalisation de ce grand mot Camaraderie était facile, que l’on pouvait de suite, sans préparation, sans sélection, pratiquer la fraternité la plus intégrale; ceux-là se sont trompés ils s’en aperçoivent et protestent ! Désabusés, sceptiques, ils viennent ensuite proclamer, avec dégout et rancoeur la faillite de toute camaraderie…. Ces amis exagèrent et montrent qu’ils n’ont jamais rien compris aux choses qu’ils prétendent pratiquer. […] Les désillusions rencontrées sont compréhensibles lorsqu’on considère notre médiocrité personnelle et la corruption générale. Mais la camaraderie n’est pas un mythe, c’est au contraire le but essentiel vers lequel doivent tendre nos efforts

(Haël – Lorulot)

Qui seul amène au communisme

Ainsi l’élévation de soi est préalable à l’association, et la camaraderie permet le plein développement de sa personnalité. C’est ainsi qu’est dépassé l’antagonisme entre individu et société, l’anarchisme devenant la « fusion » de l’individualisme et du communisme. D’un côté le communisme est le seul moyen de la réalisation pleine de l’individualité :

Vers quoi tendons-nous tous, anarchistes, si ce n’est vers cette terre communiste où nos individualismes pourraient s’affirmer ?

(Libertad)

[la] libération totale de l’individu dans la société capitaliste était impossible et [..] la réalisation de sa personnalité ne pourrait se faire que dans […] le communisme libertaire

(Mauricius)

De l’autre l’individualisme (comme refus de l’humanisme) est le préalable au communisme : “Communistes parce qu’individualistes […] nous refusons de joindre notre voix au choeur des tartuffes qui entonnent la complainte de l’amour universel. […] Je ne suis pas solidaire de n’importe qui

(Lorulot)

Seul l’individualiste est vraiment communiste (Lorulot)

La sélection

Mais alors quelle conséquence tirer des échecs de la camaraderie, du communisme pratique ? Tout ne vient tout de même pas de la médiocrité des individus.… La méthode, aussi est en cause :

Il apparait que la réalisation de la camaraderie est étroitement liée aux deux facteurs suivants : 1. Élévation de la conscience individuelle. 2. Sélection des camarades. La première condition est indispensable. “Comment être camarade envers autrui, si on n’est pas susceptible de l’être d’abord envers soi-même ? […] Lorsqu’ils agiront plus raisonnablement et mèneront une vie plus logique, ils seront capables d’apporter à autrui une camaraderie moins suspecte, un tempérament moins vaniteux et moins orgueilleux, des manières de faire vraiment fraternelles et affectueuses. […] je pense pour ma part, que nous pourrions par venir [à la camaraderie] en travaillant à nous améliorer nous mêmes, et en comprenant ensuite que la fraternité n’est pas une panacée et que son exercice ne saurait se passer d’une intelligente sélection parmi les hommes qui nous entourent.

(Haël – Lorulot)

Une idée de la sélection que développe aussi Victor Serge :

Au temps où [ces anarchistes] étaient jeunes […] ils eurent le désir puissant de n’être pas que des numéros-matricules passifs, de s’affirmer en individualité catégoriques et volontaires. Depuis lors, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts… Aujourd’hui, [ils] ont disparus obscurément dans le moutonnement des troupeaux variés. […] Quoique dans le sens bourgeois, ils aient parfois merveilleusement réussi, ceux-là qui furent des nôtres, en leur heures d’enthousiasme et de vigueur et qui se sont rangés depuis, sont bien des épaves, des épaves pitoyables… […] Comme tous les déchets humains qui fleurissent ou agonisent sur le fumier social, les déchets de l’anarchisme appellent tout au plus du mépris. Mais ils sont inévitables ainsique les tares inhérentes à l’universelle pourriture où nous nous efforçons de réaliser un peu de vie belle. Le premier venu n’est pas capable de devenir un camarade : c’est ce dont il faudra se souvenir dans nos groupes d’éducation et de combat. Une sélection est à faire. Autant que possible, choisissons les personnes. Et surtout, que toute notre attention se concentre sur ce point, il faut faire des individus qui soient « eux-mêmes » et dont l’affirmation anarchiste, point provoquée par un sentimentalisme excessif, ou par des sympathies momentanées, sera l’expression formelle d’une conscience. Lorsque nous nous inspirerons de ces pensées, il est permis de croire, que moins nombreux seront les déchets, plus rares les épaves.

(Victor Serge)

Serge

Victor Serge

On comprend dans quelles eaux l’anarchie de Libertad et Victor Serge tenta de naviguer. D’un côté ils vécurent le pessimisme, la haine de la société, la solitude, l’amour de la lutte, l’amitié indéfectible (qui entraîna tout un pan derrière Bonnot – « René s’est jeté dans une mortelle aventure par esprit de solidarité – pour aider des copains […] Ces égoïstes conscients se firent massacrer par amitié.»). La révolte comme mouvement de la vie, comme « saut non-historique dans l’avenir » (G. Palante) vers « d’imprévus lendemains ». De l’autre, ils n’arrivaient pas à s’affranchir de l’image, projetée dans l’avenir, d’une humanité rédimée.

Ainsi se [révéla] dans l’anarchisme un antagonisme de principes et de tendances qui constitue pour la doctrine un germe fatal de désagrégation

le sociologue nietzschéen G. Palante

1917 – rupture avec le nietzschéisme

Cet « antagonisme de principes », on le retrouve chez Victor Serge, au moment où, sorti de prison, il s’apprête à partir pour la Russie, et à balancer par dessus bord l’anarchisme individualiste. Alors qu’il est à Barcelone en 1917, il écrit une étude sur Nietzsche. Comme pour affronter le nietzschéisme qu’il livrait dix ans plus tôt dans L’anarchie :

Toute la différence entre eux – les foules – et nous est là : ils ne peuvent vivre sans maître, nous n’en avons pas besoin. Et nous ne voulons pas que leur inconscience, leur faiblesse et leur peur, nous en imposent

(Victor Serge)

Cependant que la démocratie, de chute en chute et de scandale en scandale, ne cesse de se pourrir, les élites se reforment à l’arrière plan et l’on ne peut espérer qu’en elles […] Dans le présent, pour ceux qui en dehors des démocraties veulent ériger haut au- dessus des fanges des vies nouvelles, la force est l’unique talisman.

(Victor Serge)

Dans cette étude barcelonaise, il reconnaît qu’« en bon impérialiste allemand » Nietzsche « trouva en France de nombreux disciples », mais plus généralement dans les milieux libertaires, où « la tendance individualiste a ressenti cette influence », « très profondément. » Il cite le journal Nihil, édité à San Francisco en 1909 par Michele Centrone et Adolfo Antonelli, « la revue El Unico éditée au Panama », Libero Tancredi (pseudonyme de Massimo Rocca, qui fera partie du Faisceau d’action révolutionnaire interventionniste, avec Mussolini), le journal d’E. Armand (qui sera son dernier ami individualiste) Par-delà la mêlée et évidemment L’anarchie. Mais pour Victor Serge (ou le nouveau Victor Serge), Nietzsche est au fond un ennemi, un bon ennemi :

Il a été notre ennemi. Soit. Lui-même nous a dit: […] «Vous ne devez pas avoir autre chose que des ennemis dignes de haine, et non pas dignes de mépris: il est nécessaire que vous soyez orgueilleux de vos ennemis.

(Victor Serge)

Qui ne mérite que d’être détourné. Ainsi le surhomme, chez Victor Serge, devient cet « esprit clair, un cœur capable d’émotion, une énergie virile » qui ne commettra plus « ni le crime d’obéir ni celui de commander ». L’égoïste devient ainsi le généreux, qui à défaut de dominer, donne. Et qui atteint sa pleine puissance quand tous sont à même comme lui de donner :

Certainement, un tel égoïsme n’a rien de vil et est si ample et sain que ses fruits seront nécessairement la haute bonté, l’instinct fraternel, l’amour profond qui sait aller jusqu’au sacrifice… […] Le Christ se laissa crucifier car la plus haute satisfaction de son âme était dans le sacrifice absolu… Un tel désir de dominer ne peut-être confondu avec celui des misérables qui, ne se dominant pas eux-mêmes, croient régner par le fouet. Une telle volonté exige la pleine liberté pour tous. Une telle générosité ne peut admettre de servitudes.

(Victor Serge)

C’est un retournement16, qui s’accompagne d’un retour à l’anarchisme classique17 et à son optimisme, dernière raison de rompre avec Nietzsche : « Rien ne pourra arrêter cette évolution qui est liée au même processus que la vie cosmique. C’est en tout cas ce que conclurent certains grands esprits que Nietzsche détesta profondément. » (VS) Mais un retournement nécessaire, pour lui du moins, car il sait la conséquence de son élitisme passé : la camaraderie élitiste, sélective et méprisante, qui se voulait le dépassement de la tentative initiale de Libertad (par la critique de la Camaraderie) a donné la Bande à Bonnot. Sa pirouette ne convaincra donc pas grand monde chez les individualistes18. Pas même lui-même, au fond, qui fera ses bagages direction le PCUS. Il écrit finalement à E. Armand :

Nous sommes, entre nous, désespérément les mêmes que les autres – que les gens du vieux monde. Eh bien, j’ai un tel désir de fuir cela (…)

(Victor Serge)

1918 – de la foule au peuple

Proche de rejoindre la Révolution, Victor Serge tentera une dernière fois de mettre le pied à l’étrier à ses indécrottables (et désormais rares) amis individualistes. D’abord en tentant de réhabiliter le peuple, qu’il distingue de la foule des idiots :

Mais qu’est-ce donc que ce « peuple » méprisable ? Où le rencontre-t-on ? N’est-ce pas vous et moi aussi ? En quelques années de prison […] j’ai conservé […] le mépris des foules […] moutonnières et bornées[…] définies selon Le Bon ou Palante[…] Mais je vois dans les peuples diverses foules – et des individus. Quelle plus riche variété de types individuels ou collectifs que le peuple français ? […] Un peuple c’est l’ensemble des hommes qui en un lieu du globe, en un temps donné, peinent pour vivre, cherchent leur voie et quelquefois ont le bonheur de la trouver.

(Victor Serge)

Un peuple qui aujourd’hui en Russie se réveille, et en améliorant le sort commun, promet d’améliorer celui des anarchistes :

On a [déjà] vu des misérables monter de la fange très haut parmi les élites. […] Les peuples pareillement sortent de l’ombre. […] [Le régime en Russie] s’est effondré sous les coups d’une élite très idéaliste et très individualiste aussi, qui aura bien vécu son temps. Il me semble que c’est déjà un résultat individuel et social assez sérieux. On tente de bâtir autre chose. […] Tous ces individus, toutes ces masses […] vivent et travaillent pour la vie. S’ils échouent leur sol restera défriché. S’ils réussissent […] un pas seulement aura été fait en avant. Il y aura tout de même, là-bas, un peu moins d’erreurs […] On ne [peut pas se retirer] de la vie sociale. Bon gré, mal gré, nous sommes des animaux sociables. Et nous ne pouvons, lorsque nous voulons améliorer notre sort personnel, faire autrement que de travailler à l’amélioration du sort commun.

(Victor Serge, 1918)

Quelques semaines plus tard, il insiste. Il tient à rappeler à ses camarades que le « refuge » (hors de la société ou à l’intérieur de soi), réflexe de survie lors des « époques d’oppression », n’est pas un but en soi. Ce n’est pas sans noblesse que les individualistes se sont faits inactuels, « hors du présent qui asservit les foules et les faibles », esquissant une philosophie distante et désabusée (il prend à nouveau Palante pour exemple) – mais cela doit prendre fin. « Si la pensée ne s’épanouit pas en action elle avorte ». En conséquence :

Toute la réalité nous appelle. L’heureactuelle est passionnément intéressante. Y demeurer inactuels ce serait renoncer à la moitié de ce qu’elle peut nous donner et de ce que nous pouvons faire. Je voudraisau contraire qu’à la premièrepossibilité, nous nous « réveillons d’entre les morts », animés d’une vigueur nouvelle. Dans les transformations qui s’accomplissent d’un bout à l’autre du monde, que de naissances, que de promesses ! Efforçons-nous de les comprendre, parlons-en, étudions-les. Il nous appartiendra bientôt de dire notre mot et de faire notre tâche dans les grandes tâches communes qu’il serait fou de dédaigner.

Deux semaines avant la confirmation de son départ il revient sur l’expérience de l’anarchie :

Les événements, tous les événements depuis des années, ont confirmé d’une façon trop évidente, hélas ! nos opinions et nos déductions théoriques. Le plus rigoureux déterminisme les enchaîne les uns aux autres. Catastrophes immenses, malheurs, sacrifices immenses, luttes désastreuses et ruines, tout était inévitable et tout s’est accompli selon les lois que nous connaissions. Rappelez-vous ! N’avions nous pas prévu jusqu’aux reniements, jusqu’aux faiblesses les plus tristes? Nous savions bien que certaines paroles sonnaient creux. – Maintenant cette satisfaction nous reste d’avoir pensé juste et compris. Elle est grande. Elle nous confirme dans notre vérité et nous impose de ne rien céder de nous-mêmes à l’ambiance hostile. Mais nous avons à tenir compte aussi de notre passé particulier. Là il semble que nous nous soyons trompés. Que d’échecs, d’insuccès, et quel marasme pour finir ! Je ne puis oublier les années de vie que j’ai perdues par suite de circonstances tragiques et lamentables. Je ne puis oublier ni les jeunes énergies qui se sont tristement gaspillées, ni la somme de souffrances stériles qu’il a fallu subir. Et c’est d’hier. Si tant de force s’était orientée en de meilleurs chemins que n’aurions-nous pu réaliser ?

La critique est en grande partie destinée à l’illégalisme. Aussi y oppose-il « un haut idéalisme » car « sans cela point de vigueur morale, point de persévérance, point de victoire » :

Il faut, pour marcher allègrement par les routes difficiles, nous assigner un but qui soit très clair, très beau, situé très haut – afin que nous soyons sûrs de monter toujours. Il y a pour chacun de nous un idéal individuel à réaliser, de nouvelles formes de vie à susciter, un idéal social à poursuivre.

On comprend que c’est ce « but » qui fait sortir du refuge, de l’isolement. Ici pour rejoindre la Révolution. Mais quelle sera dans celle-ci la tâche de l’individualiste ?

La conscience individuelle a été, pendant ces années terribles, comme abolie. Elle est pourtant la seule valeur humaine supérieure à toutes contingences. Il faut affirmer sa souveraineté et c’est l’individualisme. […] Ne pas oublier que la vie tout entière est en Moi, pour Moi – en Vous, pour Vous. D’énormes forces sociales tendent à niveler les foules. C’est l’heure de défendre l’homme seul avec intransigeance. Et de le réaliser. Sans pour cela cesser d’être fraternels envers les rencontres le long du chemin. […] Tâcher de vivre en plein air, sur la hauteur, avec simplicité. Etre soi-même, mais prêt à collaborer avec toutes les bonnes volontés, – à soutenir librement tout effort émancipateur. – Pas inactuels donc, car la vie est action dans le présent et car jamais moment historique ne fut plus intéressant.

Il reprend pour finir les principes de l’individualisme : se former, s’affirmer, agir en conformité avec sa pensée, s’associer « selon nos conceptions nouvelles de l’association », et finalement :

Pratiquer la plus large camaraderie et nous intéresser de tout notre pouvoir à la vie sociale qui nous environne et va nous permettre enfin de nous réaliser plus largement, plus humainement. Car, selon une claire parole de poète (Verhaeren) : « Vivre c’est prendre et donner avec liesse ».

En paix avec son passé il peut partir :

Je suis appelé à partir dans les premiers jours de janvier,avec un convoi destiné à être remis aux Soviets. […] Ma joie est inexprimable d’aller prendre ma part des peines et des labeurs de tous ceux qui en Russie, continuent l’immense entreprise de transformation sociale. […] Je vais pour ma part, vers l’incertain et l’inconnu avec une confiance absolue. Les plus dures épreuves n’ont fait que confirmer et assurer ma pensée – ma conception de la vie.

1937/38 – contre l’individualisme

20 ans plus tard il livrera deux retours sur ces années anarchistes, l’un (dans Esprit) subjectif, l’autre (dans le Crapouillot) politique.

Le texte du Crapouillot est un exercice de mauvaise foi :

par l’erreur individualiste, la pensée anarchiste se rattache le mieux à la philosophie bourgeoise […] On en voit bien la connexion avec le “laisser-faire, laisser-passer”, l’antiétatisme, l’individualisme des économistes libéraux, la philosophie positiviste d’un Herbert Spencer (l’Individu contre l’État).

(Victor Serge)

Victor Serge prend garde d’ailleurs de sauver sa trajectoire personnelle. L’individualisme qu’il décrit c’est celui qu’a poursuivi E. Armand, lui qui est « en retard de plus d’un quart de siècle », qui n’a pas vu que l’industrialisation a produit la masse comme sujet :

La notion même de l’individu ou, mieux, de la personne, s’est modifiée; l’homme nous apparaît plus social que jamais, modelé, enrichi ou appauvri, diminué ou grandi par sa condition; instable, complexe, contradictoire même, car ce que l’on appelait son Moi est surtout le point d’intersection d’une multitude de lignes d’influences. Notre notion de la personne n’en est pas affaiblie, mais rénovée, replacée en quelque sorte dans l’ambiance.

Passons. Son récit de 37 est plus touchant. Son renoncement à sa jeunesse anarchiste apparaît comme un renoncement à s’aventurer dans la mer profonde de Nietzsche :

ce domaine immense, presque neuf, des connaissances dangereuses […] Et, en fait, il y a cent bonnes raisons pour que chacun en reste éloigné quand il le peut ! D’autre part, quand on y a échoué avec sa barque, eh bien, en avant ! serrons les dents ! ouvrons l’œil !

(Nietzsche)

La « grande capacité de consentement » dont il parle se lit ainsi comme un échec :

La révolution n’apparaissait possible à personne, dans le grand calme d’avant-guerre. Ceux qui en parlaient, en parlaient si pauvrement que tout se réduisait à un commerce de brochures. […] L’anarchisme nous prit tout entiers parce qu’il nous demandait tout, nous offrait tout. Pas un recoin de la vie qu’il n’éclairât, du moins nous semblait-il. […] L’anarchisme exigeait avant tout l’accord des actes et des paroles, un changement total dans la manière d’être. C’est pourquoi nous allâmes à la tendance extrême (à ce moment), celle qui, par une dialectique rigoureuse, en arrivait, à force de révolutionnarisme, à n’avoir plus besoin de la révolution… […] L’individualisme venait d’être affirmé par Albert Libertad… Sa doctrine, qui devint la nôtre, était celle-ci : ’Ne pas attendre de révolution. Les prometteurs de révolutions sont des farceurs comme les autres. Faire sa révolution soi-même. Etre des hommes libres, vivre en camaraderie…’. Je simplifie évidemment, mais c’était aussi d’une belle simplicité : Commandement absolu, règle et ’que crève le vieux monde !’. De là partirent naturellement bien des déviations. […] On vit de jeunes végétariens engager des luttes sans issue contre la société entière. D’autres conclurent : ’Soyons des en-dehors, il n’y a de place pour nous qu’en marge de la société’, sans se douter que la société n’a pas de marge, qu’on y est toujours, y fût-on au fond des geôles, et que leur “égoïsme conscient” rejoignait, parmi les vaincus, l’individualisme bourgeois le plus féroce. Des troisièmes enfin, dont j’étais, tentèrent de mener de pair la transformation individuelle et l’action révolutionnaire […] L’individualisme anarchiste nous donnait prise sur la plus poignante réalité, sur nous-mêmes. Sois toi-même. Seulement, il se développait dans une autre ville-sans-évasion-possible, Paris, immense jungle, où un individualisme primordial, autrement dangereux, celui de la lutte pour la vie la plus darwinienne, réglait tous les rapports. Partis des servitudes de la pauvreté, nous nous retrouvions devant elles. Être soi-même eût été un précieux commandement et peut-être un haut accomplissement, si seulement c’eût été possible […] La nourriture, le gîte, le vêtement nous étaient à conquérir de haute lutte. […] Plusieurs camarades devaient glisser bientôt à ce qu’on appela l’illégalisme, la vie non plus en marge de la société, mais en marge du code. ’Nous ne voulons être ni exploiteurs ni exploités’, affirmaient-ils sans s’apercevoir qu’ils devenaient, tout en restant l’un et l’autre, des hommes traqués. Quand ils se sentirent perdus, ils décidèrent de se faire tuer, n’acceptant pas la prison. ’La vie ne vaut pas ça !’ me disait l’un, qui ne sortait plus sans son browning. ’Six balles pour les chiens de garde, la septième pour moi. Tu sais, j’ai le cœur léger’ C’est lourd, un cœur léger. La doctrine du salut qui est en nous aboutissait, dans la jungle sociale, à la bataille de l’Un contre tous. […] Le grand malheur de ces anarchistes fut que la révolution demeurât pour eux un mot utopique à peu près vide de sens. L’Occident d’avant-guerre en était trop loin. Plus qu’à mi-chemin de leur suicide, je restais attaché à d’autres arrières-pensées. De ma formation russe, je tenais le sentiment de la révolution, réalité concrète. Pour les Russes c’était la vie même ; et dès lors la vie avait un sens plein. […] L’anarchisme est centré en théorie sur un Homme (majuscule, n’est-ce pas ?), tantôt abstrait, tantôt contingent, le Moi (majuscule), le Moi, borné à lui-même, presque aveuglé dès lors sur l’univers et les hommes réels. Tu n’as que ta vie, toi-même, pas de meilleur exemple de la petite vérité – si évidente en apparence – fausse, parce que ses limites, d’ailleurs imaginaires (essayez de délimiterle Moi), la réduisent à rien. Combien plus vraie la pensée qui me replace, goutte d’eau dans le torrent, parmi les hommes en marche, en masses. Les masses importent plus que toi. On est remis à sa place, guéri de l’hypertrophie du moi, vilaine maladie. – Parce que tu as consenti à te perdre, tu te retrouveras et fortifié d’avoir touché la terre ferme. Ceci implique une grande capacité de consentement, car il faut d’abord comprendre, discerner les lignes de forces des événements pour peser dans le bon sens, s’intégrer à la nécessité, se faire un accomplisseur de ce qui doit être accompli.

Un retournement de l’individu à la masse, du Moi au Nous, auquel il met un point final dans ses Mémoires :

Le « je » me répugne comme une vaine affirmation de soi-même, contenant une grande part d’illusion et une autre de vanité ou d’injuste orgueil. Toutes les fois qu’il est possible, c’est-à-dire que je puis ne pas me sentir isolé, que mon expérience éclaire par quelque côté celle d’hommes avec lesquels je me sens lié, je préfère employer le « nous », plus général et plus vrai. On ne vit jamais que de soi, on ne vit jamais que pour soi, il faut savoir que notre pensée la plus intime, la plus nôtre, se rattache par mille liens à celle du monde.

(Victor Serge, dans ses Mémoires)

Fin du bandit

Conclusion

Il ne s’agissait ici ni de faire l’éloge de cette expérience historique, bien qu’on puisse en apprécier la justesse (l’absence de compromission, le pas de côté vis-à-vis du mouvement, avoir senti venir la guerre). Ni non plus de la jeter aux orties, ce qui serait trop facile – leur élitisme est forcé, leur destinée pathétique. On veut plutôt l’identifier à un penchant qui nous traverse, surtout dans cette nouvelle époque d’avant-guerre. Les citations que l’on a relevées ici, sont de ce point de vue éloquentes.

Alors que retenir ? On croit souvent que ces anarchistes sont morts de leur individualisme. Qu’ils sont tombés dans le piège tendu par Stirner : ensevelis sous les décombres même de ce qu’ils détruisaient. Morts seuls, en somme. Au contraire, ils ont tenté de tenir ensemble le moi-clos et le moi-qui-a-des-fenêtres, l’individu et sa camaraderie – qui reste le seul but. Vouloir vivre maintenant, tout en sachant que ce n’est que vivre-en-lutte. Tout en sachant que de la « grande vie » on n’arrachera que des fragments.

Ce qui les a perdus c’est moins leur individualisme, que de ne pas avoir surmonté l’échec de la camaraderie – la première période de la bande, à Montmartre autour de Libertad, quand ils étaient encore capables de rameuter autour d’eux quelques centaines d’agités. Les survivants ont affirmé, face notamment aux trahisons, la nécessité d’un plus grand élitisme (c’est la seconde période à Rambouillet autour de Serge), qui va conduire soit à l’inoffensive solitude (Armand), soit au suicide armé (Bonnot). Et qui poussera finalement Victor Serge à un violent demi-tour, après avoir échoué à marier Nietzsche à un universalisme anarchiste.

Les questions qui comptent sont malgré tout celles qui le travaillent à Barcelone en 1917-18 : « tous les événements depuis des années, ont confirmé […] nos déductions théoriques. […] Mais nous avons à tenir compte aussi de notre passé particulier. […] Que d’échecs… ». Il cherche alors à renouveler la tâche de l’individualiste, celui qui accepte de sortir de son refuge une fois les mauvais temps passés. Il constate que ses anciens camarades, pour certains ont été conséquents et en sont morts, pour d’autres sont « revenus de tout » et ont déserté l’Histoire. Il continue de suspecter au sein de la Révolution russe l’arasement des individualités, et pense encore que c’est à cet endroit même que doit se mener la lutte.

Ses questions restent d’actualité. 1. Comment, malgré l’inévitable critique des groupes et l’élitisme nécessaire à la survie, évite-t-on de s’enfoncer dans l’en-dehors (de l’en-dehors de l’en-dehors, etc.) dont on ne ressort plus le moment venu ? 2. Quelle est aujourd’hui la tâche révolutionnaire-individualiste, non plus face à la masse, mais face à l’hypertrophie de l’égo ?

Notes

  1. Et que dire de l’Amérique ? C’est ce que note Murray Bookchin quand il déplore « un changement parmi les anarchistes euro-américains, les éloignant de l’anarchisme social vers l’anarchisme individualiste ou de style de vie. Cet anarchisme de style de vie trouve aujourd’hui son expression principale dans le nihilisme post-moderne, l’anti-rationalisme, le néoprimitivisme, l’anti-technologisme, le « terrorisme culturel » néo- situationniste, le mysticisme et une « pratique » de mise en scène des « insurrections personnelles » foucaldiennes ». ⤴️

  2. Le premier recueil de textes de Libertad – que Vaneigem évoquait déjà dans son Traité de savoir-vivre – a été formé en 1976 par Roger Langlais, fondateur de l’Assommoir avec Jaime Semprun. Il en disait : « son existence même était intolérable : elle était la négation de l’hébétude, de l’instinct grégaire et de l’attachement à l’état de mort-dans-la-vie que perpétuent, d’une génération à l’autre, ceux-là mêmes que leur adhésion formelle à telle ou telle théorie révolutionnaire serait censée immuniser contre les repoussantes séductions du vieux monde. » Le même exercice sera fait pour Victor Serge par Yves Pagès en 1989. ⤴️

  3. L’individualisme, pas encore stirnerien, commence à faire entendre sa voix. Parmi ces précurseurs, il y a évidemment Zo d’Axa : « Nous allons — individuels, sans la Foi qui sauve et qui aveugle. […] Nous nous battons pour la joie des batailles et sans rêve d’avenir meilleur. […] C’est en dehors de toutes les lois, de toutes les règles, de toutes les théories — même anarchistes — c’est dès l’instant, dès tout de suite que nous voulons nous laisser aller à nos pitiés, à nos emportements, à nos douceurs, à nos instincts — avec l’orgueil d’être nous-mêmes. » Dans l’En dehors (91-93) il publie à la fois des militants (de Jean Grave à Émile Henry) et des écrivains : Fénéon (qui éditera plus tard Gide, Proust, Apollinaire), Mirbeau (« Je ne crois qu’à une organisation purement individualiste »), Verhaeren. Les autres revues individualistes des années 90 ont d’ailleurs souvent un pied dans le milieu littéraire ou artiste : L’Escarmouche (93) de Georges Darien, illustré par Toulouse-Lautrec (l’écrivain est aussi membre du groupe illégaliste La Panthère des Batignolles : « Entrez dans les boulangeries, les magasins, entrez partout. Tout vous appartient ») ; Demain (96) de Han Ryner (qui est autant l’auteur de L’homme-fourmi que du Petit Manuel individualiste) ; Sur le Trimard, de Mecislas Golberg (l’ami d’Apollinaire, de Gide, de Matisse et Rodin). Les premières mentions de Max Stirner (avant l’édition française en 1900 de L’Unique) apparaissent dans des revues littéraires : La Revue blanche de Fénéon, ou Le Mercure de France de Remy de Gourmont. ⤴️

  4. La scission nette avec les socialistes date en France de 1880, juste après l’échec de l’AIT. Jean Grave (qui collaborait peu de temps avant à un journal guesdiste) se fait le relai de Kropotkine et affirme préférer « la dynamite au bulletin de vote ». Jules Guesde lui répond que la bourgeoisie peut dormir tranquille face à ce demi-quarteron d’anarchistes. Un rapprochement (non avec les guesdistes mais avec les allemanistes) est pourtant déjà tenté en 1894-96 par Pelloutier, Malatesta, Pouget, Hamon. Jaurès fait alors le constat que l’anarchisme : « est en pleine transformation. Il est visible qu’[il] regrette les éléments individualistes, et il est bien près de changer même de nom : il s’appelle de plus en plus communisme anarchiste […] Un pas de plus et il acceptera la représentation dans les Parlements […] il ne sera plus qu’une protestation dans le socialisme même ». Mecislas Golberg, dans le journal individualiste de Pierre Martinet, s’en prendra publiquement à cette tentative de rapprochement. Première tentative qui de toute façon échouera. ⤴️

  5. Ces alliances ne participent pas nécessairement à une pacification du mouvement. On peut prendre l’exemple de la participation d’anarchistes au journal antimilitariste la Guerre sociale (et ses Comités de défense sociale) fondé par un socialiste, Gustave Hervé, qui deviendra d’ailleurs fasciste (« Peu de temps avant sa mort, il se décrivait comme le premier bolcheviste, le premier fasciste, le premier pétainiste, le premier membre de la Résistance et le premier gaulliste »). Il semble que les membres de la rédaction animaient aussi un réseau clandestin de saboteurs (l’Organisation de Combat puis les Jeunes gardes révolutionnaires), principalement composé de libertaires qui prônaient l’action révolutionnaire « sans étiquette », qui s’en prit notamment, au niveau national et de manière coordonnée, aux voies de chemin de fer ou au réseau télégraphique et ambitionnait des attentats contre la police avant 1914. ⤴️

  6. Il faut noter l’existence d’un premier groupe d’individualistes dès 1890 autour de Pierre Martinet (la revue Renaissance, 1895). Jean Grave estime que c’est lui qui a introduit le premier les idées « ultra- individualistes » dans le mouvement. Quant à la police : « Voyez toutes les bagarres qui se sont produites dans les réunions depuis deux ans […]. C’est toujours Martinet qui propose, et son troupeau qui le suit ». Sa doctrine est assez pauvrement utilitariste : « Ce n’est pas de la recherche du bien-être général que peut découler le bien-être particulier. C’est de la recherche du contentement individuel que s’augmente la richesse dont peut profiter la collectivité. ». Son disciple Eugène Renard, fameux émeutier, fut tout de même l’un des premiers à faire la promotion de Stirner dans le milieu anarchiste. On le retrouvera auteur d’un article dans l’anarchie en 1905 (« Qu’est-ce que l’individualisme ? »). Il était en fait depuis longtemps indicateur de police, signant ses rapports sous le pseudonyme de « Finot ». Enfin il peut être utile de préciser que ces groupes n’ont alors pas le monopole de “l’individualisme”. Comme le dit Malatesta : « Tous les anarchistes, à quelque tendance qu’ils appartiennent, sont d’une certaine façon individualistes ». Par exemple, ma « culture du Moi » est aussi un mot d’ordre de Pelloutier. Et on ajoutera même que la politisation du « culte du Moi », n’est pas propre, dans ces années-là, aux anarchistes. On pense par exemple à Barrès : ici, l’ascèse morale, amène à redécouvrir la tradition. ⤴️

  7. Les Causeries s’articulent autour de deux réunions hebdomadaires, l’une à thème, préparée par un intervenant, l’autre sans sujet fixé à l’avance, qualifiée de « discussion entre camarades ». ⤴️

  8. Le Libertaire de Faure s’est convertit à l’approche de la guerre au modèle fédératif, au syndicalisme, au 1er mai, à la grève réformiste. Il lance en 1910 un appel à « L’alliance communiste anarchiste ». Les Temps nouveaux de Grave soutient de son côté les congrès comme moyen de se rencontrer, mais s’oppose toujours au parti révolutionnaire. Grave prône encore en 1913 l’organisation cellulaire (« la véritable organisation anarchiste ») et l’Internationale anarchiste. ⤴️

  9. Lorulot (co-créateur de l’anarchie et directeur de 1909 à 1911). Organisation décrite dans l’Organisation cellulaire qu’il fait publier dans Le Libertaire en 1906. ⤴️

  10. Le groupe des Causeries est un genre d’opposant interne au « style » de Montmartre, quartier alors à la mode. Libertad tient à une certaine façon de « danser et faire les fous ». Charles d’Avray, chansonnier des cabarets de la Butte est l’un des membres des Causeries (sa chanson Le triomphe de l’anarchie a traversé le siècle : « Dès aujourd’hui, vivons le communisme, Ne nous groupons que par affinités », etc.). ⤴️

  11. Viktor Lvovitch Kibaltchitch. Il signera d’abord ses textes “Le Rétif”, puis Victor Serge à partir de 1917. ⤴️

  12. Sophia Zaïkowska, en 1912, raconte à propos du journal : « Il a à tel point influencé certains lecteurs, que lorsque je rencontre certains individualistes, je sens que ce sont des gens qui me sont proches, qui se distinguent par leur genre de vie du reste de l’humanité. […] C’est une philosophie qui a passé dans la vie. » ⤴️

  13. Son fondateur, Gustave Hervé, s’est alors converti au nationalisme et renommera le journal La Victoire. ⤴️

  14. Ministre de l’Intérieur, dont la stratégie était de tenir les pacifistes sous contrôle. En l’occurence il « tient » Sébastien Faure du fait de son arrestation, restée secrète, aux Buttes Chaumont pour attentat à la pudeur. ⤴️

  15. « Lejeune s’habillait de drap anglais, portait du linge de soie et des feutres Mitchell noir ou gris selon le temps. L’allure d’un homme d’affaires posé, habitué des bons restaurants […] Il préférait les établissements à deux issues et, là, certains angles où on pouvait disparaître à peu près, adossé, derrière un journal déplié. Son nom insignifiant n’était connu que d’un petit nombre d’entre nous. Son passé n’était connu de personne. Des camarades se souvenaient de l’avoir appelé Levieux à Paris et à Londres une quinzaine d’années auparavant. » (VS) ⤴️

  16. Quand VS disait encore dans l’anarchie : « On peut se révolter pour soi et pour les siens – anarchiste pour les anarchistes – sans se préoccuper de la souffrance des seigneurs et des serfs » (VS) ⤴️

  17. « Au point de vue social, liberté et solidarité sont termes identiques : la liberté de chacun rencontrant dans la liberté d’autrui, non plus une limite, comme dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793, mais un auxiliaire, l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables » (Proudhon) « Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté.» (Bakounine) ⤴️

  18. Sauf Yves Pagès, qui dans une réédition des textes de Victor Serge parus dans L’Anarchie, titrera sa préface « La pièce manquante d’un nietzschéisme de gauche » – pièce manquante parce que VS s’oppose dans son texte « aux errements de l’aristocratisme libertaire » d’un Palante, d’un défunt situationnisme et à la rhétorique hautaine d’une « politique du mépris » qui lui a survécu. ⤴️

La tradition des vaincus – les Nizârites

juillet 2025

Assassinat de Nizam al-Mulk

La tradition des vaincus – les Nizârites

Quiétisme ou révolution ?

A la fin, je ne sais plus quel visage m’apparait : celui des ismaéliens, celui des compagnons aujourd’hui rencontrés ? Hors religion, hors politique, que ce visage transparaisse de lui-même, s’il le peut. Il n’importe qu’il le puisse tout à fait, si la transparition des uns et des autres laisse monter à la surface du sensible quelques contours inaccessibles à la perception soumise et aux savoirs convenus

C. Jambet

La tradition des vaincus ne se limite pas aux insurrections prolétariennes du XIXème siècle. Les opprimés n’ont pas attendu qu’un vieux barbu blanc publie le Capital pour se constituer en communauté, et se soulever. En d’autres temps, en d’autres lieux, la révolte s’est exprimée dans un langage religieux et prenait la forme d’hérésies. Nombres d’entre elles, principalement juives et chrétiennes, ont trouvé une place dans la tradition des vaincus : les franciscains, maître Eckart, T. Münzer et la guerre des paysans, Sabbataï Tsevi et les sabbatéens, Jacob Frank, la théologie de la libération… Le retour du théologico-politique nous pousse à nous replonger dans ces traditions, lieu d’un noeud particulièrement important pour Foucault :

Le concept de “l’histoire-insurrection” [opposé à celui de “l’histoire romaine de la souveraineté”] s’inscrit donc dans la perspective de la prophétie biblique, telle qu’elle est reprise et historisée par le discours de la révolution, lorsque celui-ci n’est pas encore, ou n’est plus le discours de la souveraineté, de sa conquête et de sa mutation. Saisir cet instant génératif où la guerre l’emporte sur l’enjeu de la souveraineté (…) tel est l’enjeu de cet effort théorique sans précédent. On le voit, Foucault a affaire à deux types d’oubli qu’il essaie de dissiper : l’oubli du discours prophétique et l’oubli de la guerre, du duel des histoires. L’opposition de la “révolte” et de la “révolution” ne se conçoit qu’à ce prix. D’un côté, comprendre pourquoi, depuis les conflits d’interprétation de l’Ecriture à la Renaissance, jusqu’aux batailles théologiques et mystiques du XVIIème siècle européen, quelque chose s’est noué entre révolte et recours au texte sacré. D’un autre bord, comprendre pourquoi ce nouage s’est soumis peu à peu à la très ancienne problématique de la souveraineté. Sans cet arrière-plan historique, l’intérêt extrême pris soudainement par Michel Foucault à l’insurrection du peuple iranien et à l’inscription eschatologique du shî’isme deviendrait incompréhensible

(Jambet, 2010).

Hormis la tentative de Foucault en 78, les hérésies musulmanes sont moins connues. Et pour cause : aux yeux des révolutionnaires occidentaux, l’institutionnalisation de la République islamique d’Iran à la suite de la révolution de 79 a fait définitivement basculer l’islam chiite dans la catégorie d’idéologie du pouvoir. La montée en puissance du djihadisme au début du XXIème siècle a alimenté la perception d’un islam certes résistant à l’Occident, mais réactionnaire et nihiliste. De façon générale, la tendance est moins aux monothéismes qu’aux sorcières, non-humains et indiens pour pallier la crise de spiritualité des radicaux. Comme leurs contemporains, leur conscience est marquée par l’exotisme et la (post)modernité. Baignant dans le régime du doute et le sécularisme, ils sont incapables de prendre au sérieux la religion, de se confronter réellement à l’Un. Les jeunes-vieux-maos ont une perception utilitariste du religieux (« si c’est la croyance des opprimés alors… »), les new age mettent quelques gouttes de Rûmi dans leur bouillie où tout se vaut.

Ce qui suit est une brève histoire d’une tendance marginale de l’islam chiite : le nizarisme. Ce courant est plus connu sous le nom de « secte des assassins », dirigée par le « vieux sur la montagne » depuis son bastion d’Alamût. Un ensemble de légendes noires y sont associées, la plus répandue fait dériver le mot « assassin » du terme arabe « hashish ». Le fanatisme supposé des nizarites s’expliquerait par la consommation de drogues. Ils seraient les précurseurs des djihadistes du XXIème siècle, consommant du captagon avant de tirer aveuglément dans la foule pour atteindre le martyr. Là encore, on retrouve l’impossibilité pour l’Occident d’envisager que la puissance de la foi pousse le croyant à mettre sa vie en jeu. Il y aurait forcément des raisons profanes que la criminologie et la sociologie se chargeront de débusquer. Au contraire, nous avons trouvé dans la pensée nizârite une véritable puissance. Non pas une puissance mortifère mais une puissance destituante qui s’appuie sur une interprétation particulière de la taqiya, de la mystique et de la liberté à même d’alimenter notre « faible force messianique » (Benjamin).

Le Vieux sur la Montagne et ses apprentis assassins, Le Livre des Merveilles de Marco Polo

Les premiers chiites entre quiétisme et révolution :

Le chiisme apparaît à la mort du prophète en 632 dans le cadre du conflit autour de sa succession. Si on devait simplifier à l’extrême, les chiites sont les partisans d’Ali, cousin et gendre du prophète. Ils le considèrent comme le successeur légitime en raison de sa relation avec le prophète mais aussi et surtout de son statut d’imam (divinement inspiré). Pour les chiites, l’imam doit révéler le sens ésotérique du Coran, et ce faisant achever la Révélation. L’imamat se transmet par le sang : une fois Ali assassiné, c’est son fils Hasan qui reprend la direction de l’imamat, à sa mort son frère lui succède etc. À l’opposé, les sunnites ne reconnaissent pas ce statut à Ali et pensent que le successeur du prophète, le khalife, le dirigeant de la oumma, doit être choisi par les croyants. À la suite de plusieurs évènements le schisme s’affirme et les sunnites s’imposent. Les trois premiers califes sont sunnites, Ali est le quatrième mais il est assassiné et le pouvoir est pris par les dynasties sunnites Ommeyade et Abbasside.

Le schisme entre sunnites et chiites s’effectuent sur des bases théologiques et politiques :

Le premier siècle de l’expansion islamique connut maintes périodes de tensions, et nombre des rancœurs et des aspirations qu’elles suscitèrent s’exprimèrent par la dissidence et la révolte. La propagation de l’Islam par la conversion fit entrer dans la communauté musulmane une masse de nouveaux fidèles qui apportaient avec leur formation chrétienne, juive ou iranienne, des concepts et des comportements religieux inconnus des premiers musulmans arabes. Ces nouveaux croyants, quoique musulmans, n’étaient pas des Arabes et encore moins des membres de la noblesse ; la position sociale et économique inférieure que l’aristocratie arabe dominante leur accordait a éveillé chez eux un sentiment d’injustice (…) Une fois convertis à l’Islam, ils étaient immédiatement séduits par les revendications légitimistes des descendants du Prophète qui leur paraissaient pouvoir mettre un terme aux iniquités de l’ordre existant et permettre l’accomplissement de la promesse de l’Islam.

(Lewis, 2019, p. 66)

Divinement inspiré et ayant accès à la dimension ésotérique du texte sacré, l’ordre instauré par l’imam ne pouvait être que juste et harmonieux. Au contraire, le pouvoir des califes sunnites, considérés par les premiers chiites comme des usurpateurs, était illégitime et tyrannique. L’instauration du millénium passe donc par le soulèvement contre les dirigeants sunnites. Il s’agit d’une lutte entre le Bien et le Mal.

Un évènement majeur de ce conflit est le martyr de Hussein à Kerbala en 680, il est l’acte fondateur du messianisme révolutionnaire chiite. Hussein, fils de Ali et troisième imam, a refusé de prêter allégeance au nouveau calife, Yazid. Il cherche donc à se rendre à Koufa où se rassemblent ses partisans. Sur la route, lui, sa famille et sa troupe sont interceptés par l’armée de Yazid qui les massacre. Selon une certaine perspective, le martyr de Hussein symbolise les velléités révolutionnaires du chiisme : Hussein aurait pu se soumettre et accepter l’injustice de Yazid, il a préféré affronter le Mal et mourir les armes à la main. À de nombreuses reprises, les chiites se sont soulevés, ont mené des insurrections pour reprendre le pouvoir s’inspirant de la conduite de Hussein. Les soulèvements s’articulaient généralement autour de la figure du Mahdi, dont l’avènement mettrait un terme à l’injustice, et celle du da’i (le prédicateur) mobilisant les opprimés. Certains courants extrémistes, les ghulats, accordaient un caractère sacré à l’imam, proclamaient des croyances très hétérodoxes inspirées d’autres traditions (manichéisme, gnosticisme, zoroastrisme) et revendiquaient parfois une doctrine antinomique.

Abbas Al-Musavi. Battle of Karbala, late 19th–early 20th century

Les soulèvements chiites causaient l’embarras des imams « légitimes » qui avaient opté pour une attitude quiétiste :

À l’exception de Husayn, ces imams s’étaient dans l’ensemble abstenus de toute activité politique. Tandis que d’autres prétendants s’épuisaient en vain à tenter de renverser le califat par la force, les imams légitimes préféraient représenter une sorte d’opposition légale aux califes au pouvoir (…) La tradition chiite a donné à cette attitude des imams légitimes un sens religieux ; leur passivité était l’expression de leur piété et de leur détachement de ce monde.

(Lewis, 2019, p. 69)

Davantage, l’expérience de la défaite dans ce monde, dominé par le Mal, était signe d’élection. Dans cette optique, le martyr de Hussein relève moins d’une volonté de lutter contre l’injustice que de l’acceptation de la fatalité. Hussein n’a pas cherché à se soustraire à son destin quand bien même il savait qu’il devait mourir. Pour justifier leur quiétisme, allant parfois jusqu’à la collaboration avec les pouvoirs sunnites, et s’imposer aux extrémistes, les imams ont mobilisé le concept de taqiya :

La taqiyya justifiait donc la dissimulation de croyances susceptibles d’éveiller l’hostilité des autorités ou du peuple ; on la présentait comme une réponse au militantisme suicidaire qui avait conduit tant de personnes à la mort dans des soulèvements absolument désespérés

(Lewis, 2019, p. 70)

Le sixième imam Jasfar As-Sadiq joua un rôle important dans ce projet d’encadrement et de pacification du mouvement alide en proposant une conception renforcée de l’imam :

Cette doctrine permit à l’imam Al-Sadiq de consolider le shi’isme, après ses nombreuses défaites précédentes, sur une assise pacifique puisqu’elle n’exigeait plus de l’imam de se soulever contre le régime en place pour faire valoir ses prétentions

(Daftari, 2003)

Les imams légitimes imposent progressivement leur pouvoir sur la communauté chiite aux dépends des courants radicaux et révolutionnaires. A la mort du sixième imam un schisme éclate autour de la succession entre ismaéliens et duodécimains. Les seconds ont renforcé le tournant quiétiste avec la doctrine de l’occultation majeure. Selon la tradition duodécimaine, le douzième imam s’est caché au début du Xème siècle (occultation mineure), avant de se retirer du monde sensible (occultation majeure). Depuis, les chiites duodécimains attendent son retour, qui signalera la fin des temps. En attendant, l’activité politique est vouée à la déception :

tout gouvernement jusque- là, fût-il dirigé par des musulmans chiites convaincus, ne pouvait être qu’imparfait

(Rodinson, 2019, p. 27)

La politique est délaissée au profit d’un quiétisme que C. Jambet nomme une “politique de la spiritualité” (en opposition à la spiritualité politique de Foucault) visant :

à guider, instruire, libérer, émanciper mais attention pas dans l’ordre d’un messianisme temporel mais dans l’ordre retrouvé de ce que le platonisme avait présenté comme le fait de s’évader d’un monde en lui-même ténébreux. Autrement dit, une évasion spirituelle ou intérieure. Et je prendrais comme image de cette politique spirituelle, les représentations de la cité des âmes pures, c’est-à-dire des disciples de la philosophie, de la métaphysique, qui découvre la seule liberté humaine qui leur reste (…) qui est faite à la fois de purification et d’illumination de l’esprit. Donc une sorte de retour à un programme platonicien.

(Jambet, 2018)

Pratiquement, cela s’est traduit par la formation d’un clergé chiite dont les dignitaires se sont longtemps concentrés sur des questions théologiques, juridiques et éducatives. Le processus de politisation du clergé chiite se déroula sur plusieurs siècles au cours desquels les oulémas chiites s’opposèrent quant à l’attitude à avoir vis-à-vis du pouvoir politique (Luizard, 2014). Khomeiny est l’apothéose de ce processus mais sa doctrine de l’islam révolutionnaire et du gouvernement islamique doit bien davantage aux idéologies du XXe siècle qu’à la tradition chiite duodécimaine qu’il a “retourné comme un gant” (Jambet, 2018).

La première prédication ismaélienne : de la ferveur messianique à la déception eschatologique

Bien que minoritaires, les ismaéliens ne renoncèrent pas à l’option révolutionnaire et à la ferveur messianique.

Ils attendaient le jour de la Résurrection comme un évènement à la fois tout proche et donateur de sens à la religion musulmane tout entière.

(Jambet, 1990)

A la fin du VIIIème siècle, les ismaéliens doivent faire face à la répression du nouveau califat Abbasside sunnite et à celle des chiites modérés. Pour s’en prémunir, ils entrèrent dans la clandestinité, en créant une organisation verticale et en adoptant une culture du secret. Pour les Ismaéliens, l’occultation ne signifiait pas que l’imam s’était retiré du monde sensible mais plus simplement que la lignée des imams se perpétuait dans le secret. Les imams étaient cachés, vivaient sous de fausses identités et communiquaient avec les fidèles via des intermédiaires. La Mission ismaélienne se composait donc d’un réseau de prédicateurs hiérarchisé qui s’étendait du Maghreb à l’Asie Mineure en passant par la péninsule arabique. Le réseau était divisé en “îles”, chacune dirigée par un responsable auquel répondaient des initiés divisés en plusieurs grades. L’ismaélisme était un courant élitiste, il ne cherchait pas à convertir les masses mais distinguait les croyants des initiés. Les prédicateurs sélectionnaient soigneusement les initiés, par exemple en introduisant progressivement des éléments de la doctrine ismaélienne dans des leçons et en jaugeant les réactions. Avant d’intégrer la Prédication, le “répondant” (celui qui répond à l’appel de la Mission) devait prêter serment. Même lorsque les Ismaéliens contrôlaient un territoire, ils ne prêchaient pas publiquement.

En milieu hostile, les Ismaéliens pratiquaient comme les autres minorités la taqiya. Mais, et c’est là la première grande différence, ils pratiquaient également la taqiya à l’intérieur de la communauté. Les Ismaéliens initiés ne devaient pas divulguer la doctrine aux Ismaéliens non-initiés par peur qu’ils ne la diffusent ou plus simplement qu’ils ne la souillent. L’ismaélisme est une gnose, le salut de l’âme passe par la connaissance, cette dernière doit être préservée du profane, de la masse idiote qui n’a pas vocation à la sagesse. Les Ismaéliens s’inspirent des évangiles (Matthieu 7 :6 : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, ne jetez pas vos perles devant les porcs : ils pourraient bien les piétiner, puis se retourner contre vous pour vous déchirer »). Ainsi Hamīd al-Dīnal-Kirmānī écrit au XIe siècle : « Ne répandez pas les perles parmi les chiens et ne les jetez pas aux porcs, pour qu’ils les piétinent avec leurs pattes. »

Au-delà de la menace de la souillure, il y avait la crainte que la diffusion de la doctrine ne provoque le scandale. De nombreux éléments de la doctrine ismaélienne, et chiite plus généralement, sont des hérésies aux yeux de l’orthodoxie sunnite : la prééminence de Ali, la falsification du Coran par Othman ou encore la génération du monde sensible par un démiurge subalterne. Ainsi, les ouvrages sont généralement précédés de mises en garde, rappelant au lecteur l’interdiction de divulguer leur contenu. La volonté de dissimulation influence jusqu’au style des ouvrages. Ils ne répondent pas à des impératifs didactiques ou dialectiques, il s’agit souvent d’une exégèse compréhensible uniquement pour un lectorat qui en maîtrise les références et les codes. Le chiisme est la “religion du secret” (De Smet, 2022), « la forteresse de l’ésotérisme » (Corbin), le dévoilement de la doctrine nécessite donc un effort de la part de celui qui souhaite y accéder : “le sens apparent (zâhir) du texte révélé masque une signification profonde (bâtin), qui est cachée sous l’écorce de la lettre, de sorte qu’il faut l’extraire par une exégèse ésotérique (appelée ta’wîl)” (De Smet, 2022). Le sixième imam aurait déclaré : ”« Notre cause est un secret, voilé dans un secret ; le secret de quelque chose qui reste voilé ; un secret que seul un autre secret peut enseigner ; c’est un secret sur un secret qui reste voilé par un secret ». Le ta’wîl est une “opération infinie (…) après chaque temps de ta’wîl, on trouve un espace recomposé, une loi nouvelle qui contient son propre sens caché” (Echghi, 1990, p. 30).

Au début du Xe siècle, une branche de la Prédication ismaélienne concentre ses efforts au Maghreb et conquiert une partie importante de la région. Progressivement, les Ismaéliens étendent leur territoire jusqu’à la Syrie et à la péninsule arabique. À la fin du Xe siècle ils fondent le Caire, d’où le califat Fatimide est administré par une dynastie de califes-imams. L’institutionnalisation du pouvoir se fait aux dépends de la ferveur messianique du début :

Après [l]a mort [du premier calife-imam], son fils et successeur portait encore un titre messianique — celui de « Résurrecteur », al-Qâ’im — mais lui succéda une lignée de califes-imams, qui n’avaient plus de prétentions messianiques immédiates (…) Cette ascension politique et militaire allait de pair avec un profond remaniement de la doctrine ismaélienne. On en gomma les éléments les plus radicaux : le caractère divin des imams, le messianisme militant, l’antinomisme, allant même jusqu’à élaborer un « droit fatimide » proche des écoles juridiques sunnites et chiites duodécimaines.

(De Smet, 2021)

Ce succès politique confronte l’ismaélisme, doctrine eschatologique, à la problématique de sa réalisation dans l’Histoire :

Est-il possible à une sodalité ésotérique de s’emparer à un moment donné de la scène publique officielle de l’histoire [relevant de l’apparent], c’est-à-dire d’une scène qui s’étendait alors depuis les rives de l’Atlantique jusqu’à l’extrême orient du monde islamique ? Le peut-elle sans cesser d’être elle- même ? Lorsqu’une doctrine comporte une eschatologie comme partie intégrante, et qu’un événement de l’histoire visible, physique, vient à être proclamé comme annonçant cette eschatologie, alors il faut ou bien que l’histoire soit consommée ou bien que la doctrine s’efface… Le triomphe politique est l’échec de la doctrine. Et si celle-ci lui survit, ce sera grâce à un échec réparant ce triomphe et qui aura rendu sa liberté à la vision spirituelle. L’histoire ne s’arrête pas.

(H. Corbin)

Les fatimides arrivent à rallier la majorité des autres branches de l’ismaélisme à leur projet. Néanmoins, certaines branches continuent d’être fidèles à la ferveur messianique des origines. Au début du Xème siècle, les Qarmates prennent le contrôle du Bahreïn. Ils instaurent « un Etat messianique, en abrogeant la loi musulmane et tous les rites extérieurs de l’islam » (De Smet, 2021), ils prétendent fonder une communauté de croyants égaux qui repose tout de même sur l’esclavage. En 930, ils saccagent La Mecque, pillent la ville, tuent les pèlerins et prennent la Kaaba. Les Fatimides et les Abbassides condamnent à l’unisson cette attaque du lieu saint de l’islam. La modération de l’ismaélisme entraine aussi des contestations internes. Le schisme le plus important est celui effectué par les partisans du calife al-Hakim au début du XIème siècle. Contre ses héritiers, ils proclament son caractère divin, « l’abrogation de la loi musulmane, la fin du cycle de Muhammad et l’ouverture d’une ère messianique » (De Smet, 2021). Bien qu’ils ne réussissent pas à s’emparer du pouvoir au Caire, ils se réfugièrent dans les régions montagneuses de l’actuel Liban et Syrie et élaborèrent la religion Druze.

La secte des Assassins : l’instauration et la défense de la Nouvelle Prédication

Le califat Fatimide entre dans une période de déclin au XIème, les rivalités internes et les schismes ont affaibli le pouvoir, la situation économique se détériore et à l’extérieur les Croisés et les Seldjoukides menacent le califat. La mort du calife Mustansir Billâh en 1090 entraine une scission importante autour de la succession. Une partie de la Mission prend le parti du fils aîné de l’imam, Nizar, et fait sécession. À leur tête Hassan As-Sabah, un prédicateur ismaélien originaire de Perse qui oppose à la Prédication fatimide, accusée d’avoir corrompu l’ismaélisme, une Nouvelle Prédication revendiquant un retour aux sources.

À la suite de l’échec de la rébellion de Nizar, ses partisans fuient l’Égypte. As-Sabah retourne en Perse et s’attache à la mise en place de la Nouvelle Prédication. Il se dote d’une place forte, Alamût, qui doit servir à la fois de refuge et de base arrière. Le choix d’Alamût s’explique par son emplacement, elle se situe dans une zone connue d’As-Sabah dont les habitants manifestent des velléités d’indépendance vis-à-vis du pouvoir Seldjoukide et de la sympathie pour le chiisme. De plus, la forteresse est réputée inexpugnable, elle se situe au fin fond d’une vallée, sur un pic, à 2 100 mètres d’altitude. As-Sabah y vit en ascète et dirige la Nouvelle Prédication. Comme l’Ancienne, elle prend la forme d’un réseau clandestin de prédicateurs situé principalement au Moyen-Orient et qui s’est peu à peu étendu vers l’Est, jusque sur le sous-continent indien. Ce réseau est composé d’un ensemble de citadelles, sur le modèle d’Alamût, et de maisons de la Prédication, parfois officielles, dans les zones urbaines. Là encore, la stratégie de recrutement est élitiste, les prédicateurs sont soigneusement sélectionnés, ils doivent prêter serment, suivre une initiation philosophique et accomplir les missions de la Prédication afin d’évoluer dans sa hiérarchie, et bien sûr appliquer la taqqyia. Détail important, “la sharî’a [est un] fondement légal de la vie quotidienne” du prédicateur (Bomati, 2024, p. 75). As-Sabah vit et dirige l’organisation en ascète - il fera d’ailleurs exécuter un de ses fils pour avoir consommé du vin.

Forteresse d'Alamût

La Nouvelle Prédication se heurte à un contingent varié d’ennemis : l’Ancienne Prédication, les Seldjoukides, les Croisées à partir du XIe siècle et les Mongols à partir du XIIIe siècle. Conscients de leur caractère minoritaire, il semble que les nizarites n’aient pas tenté de grandes campagnes de conquête, préférant rester cantonnés dans les citadelles pour répandre la Nouvelle Prédication via l’organisation clandestine et la saisie de nouvelles forteresses. Afin de répondre aux diverses menaces, ils ont recouru à de nombreuses reprises à l’assassinat politique, au point d’être qualifié d‘“ordre des assassins”. L’assassinat politique n’a pas été inventé au XIe siècle, certes. Mais c’est en vertu de son systématisme et de sa maîtrise par les nizarites que le terme d’assassin s’est imposé. Les dirigeants nizarites sélectionnaient avec soin leurs cibles, en identifiant clairement le maillon faible de la chaîne ennemi. L’assassinat d’un dirigeant croisé ou seldjoukide entraînait irrémédiablement des conflits de succession qui faisait passer les nizarites au second plan. Les ordres Templier et Hospitalier, du fait de leur fonctionnement pré-bureaucratique, étaient moins sensibles à ce mode d’action. La psychose provoquée par les assassinats était d’autant plus grande que les assassins se sacrifiaient pour la Prédication. Il s’agissait souvent d’opérations suicides, menées en connaissance de cause. La légende dit que la mort était désirée - honteux celui qui revenait vivant de sa mission. Les nizarites ont exalté l’assassinat politique “en [le] situant dans le cadre grandiose d’un combat d’essence théologique (…) Si le monde sunnite s’est inquiété de ces audaces, c’est qu’elles traduisaient en un point d’extrême résonance la théologie duelle de l’ismaélisme, qui conçoit, depuis Adam jusqu’au Résurrecteur, un conflit transhistorique entre les Prophètes et leurs Imâms d’une part, leurs Adversaires d’autre part” (Jambet, 2007). Au-delà des justifications philosophiques, “cette méthode reposait sur (…) la hiérarchie et l’obéissance à un seul maître” (Bomati, 2024, p. 86).

La Nouvelle Prédication a survécu à la mort d’As-Sabah, en 1124, et plusieurs dirigeants se sont succédé à Alamût jusqu’en 1256, date de sa prise et de son saccage par les armées mongoles.

Prise d'Alamüt

Différents auteurs soulignent que la longévité de la Nouvelle Prédication s’expliquerait par sa rationalisation, elle anticiperait la modernité politique. Les nizarites auraient constitué un “parti”, “un mouvement idéologique constitué”, précurseur des partis politiques contemporains (Rodinson, 2019) : ils “réussirent à remodeler les désirs vagues, les croyances déréglées et la rage sans but des mécontents et à les canaliser vers une idéologie et une organisation” (Lewis, 2019, p. 207). Le réseau de la Nouvelle Prédication serait même comparable à un État, Daftari parle de “l’État nizarite” (2003).

La chute d’Alamût et la mort de l’imam font entrer les nizarites dans une période obscure. L’imam entre en occultation, la lignée se perpétue dans le secret et les fidèles retournent à la taqqyia. Les nizarites adoptèrent alors le masque du sunnisme, notamment de ses courants soufis, ou du chiisme duodécimain. Au XIXe siècle, la période de l’occultation prend fin avec la reconnaissance par l’Empire des Indes britanniques de la communauté ismaélienne et de l’Aga Khan à sa tête. Cette longue période d’occultation a eu des effets variés sur la communauté nizarite : de l’assimilation et de la dilution dans les communautés où ils se dissimulaient à la préservation (dans de rares cas) de l’identité et de la doctrine ismaélienne en passant par la formation de syncrétismes comme le Satpanth en Inde.

La Grande Résurrection : « Un pur éclair de liberté »

Ce qui nous intéresse dans le nizarisme ce n’est pas son organisation interne ni sa finesse stratégique. Mais plutôt sa réponse à la question posée par H. Corbin :

Est-il possible à une sodalité ésotérique de s’emparer à un moment donné de la scène publique officielle de l’histoire [relevant de l’apparent], c’est-à-dire d’une scène qui s’étendait alors depuis les rives de l’Atlantique jusqu’à l’extrême orient du monde islamique ? Le peut-elle sans cesser d’être elle- même ?.

Pour C. Jambet, penser la Nouvelle Prédication sur le modèle de l’État revient à oublier l’intention première d’As-Sabah : un retour aux sources en réponse aux errements du califat fatimide.

Il semble bien qu’il existe une profonde convenance entre la doctrine de l’ismaélisme reformé, le projet d’H. As-Sabah et cette mouvante géographie de sa puissance. C’est à tort, à mon sens, que l’on parle d’un État ismaélien en Iran et en Syrie. Les missionnaires et les petits seigneurs locaux, les paysans et les artisans, ne forment pas une masse cohérente et hiérarchisée, soumise à un appareil gouvernemental. Il s’agit plutôt de l’inscription sur les sols, dans les villes et les campagnes, d’une communauté aléatoire, guidée par sa propre attente messianique, structurée par des liens clandestins et initiatiques, soutenue par de purs impératifs de propagande, de combat et de résistance. Elle n’obéit pas à une administration mais à une mission. Hasan As-Sabbah se proclama la “preuve” ultime, le hojjat de celui qui allait venir, le Résurrecteur. Il orienta délibérément l’existence matérielle des siens vers ce pôle spirituel, leur faisant tourner le dos aux divers modes d’obéissance qui conviennent d’ordinaire aux remparts entre les sujets et l’Etat. En effet ces liens d’obéissance venaient de se défaire avec la faillite du pouvoir ancien au Caire. L’annonce du Résurrecteur est bien tout un ensemble, un événement religieux et un bilan politique de l’échec des Fatimides dont l’empire, cette nappe envahissante, qui devait occuper l’univers entier, se réduisait pour finir au proconsulat de quelques généraux convertis. Hassan Sabbah ne veut pas répéter cette expérience. Ce n’est pas en conquérant des territoires, pour les soumettre à l’État, mais en diffusant l’appel, soutenant cet appel de bases d’appui multiples et interchangeables, par des réseaux souples et insaisissables, que l’on préparera le retour du Résurrecteur, dont la venue n’est pas le terme d’un procès historique, mais un événement transhistorique. Seul un tel évènement est apte, selon la nouvelle doctrine, à opérer le renversement radical du désordre du monde.

(Jambet, 1990)

Réseau de forteresses nizarîtes

La Nouvelle Prédication s’inscrit dans un schéma dialectique censé répondre à la problématique soulevée par H. Corbin. Le premier moment du chiisme est la révélation et la défense de l’ésotérique contre le sens apparent, l’histoire spirituelle contre l’histoire matérielle. Pour simplifier, les sunnites affirment que la Révélation est achevée avec Mohammed tandis que les chiites considèrent que sa dimension ésotérique doit encore être dévoilée par les imams. Le second est celui du califat Fatimide, la métamorphose de l’ésotérique en exotérique, le sens caché devient le sens apparent en se transformant en une législation dans le cadre d’un “Etat à vocation impériale” (Jambet, 1990). C’est le dévoiement de l’ésotérique. L’institutionnalisation du sens caché en droit par les juristes fatimides alors que l’exégèse (le ta’wil) est une “opération infinie” (Echghi, 1990, p. 30). Le troisième moment est celui d’Alamût plus particulièrement de la grande Résurrection, de l’abolition de la loi, proclamée le 8 août 1164 par Hassan II, 4ème dirigeant de la Nouvelle Prédication :

En Alamut, les Ismaéliens regroupés autour d’As-Sabah réforment la doctrine et purifient l’intention militante de la convocation faite au nom de l’imâm (…) En abolissant la loi, [la Grande Résurrection] dénoue en effet le lien entre l’histoire spirituelle du salut et les œuvres matérielles instruites par les pouvoirs religieux de la communauté musulmane. Le sens intérieur redevient ce qu’il est, une leçon purement ésotérique et vécue dans l’intériorité de l’âme ; il abolit le sens apparent et peut s’y substituer (…) Le sens caché, devenu sens apparent sous les Fatimides se convertit en sens intérieur qui, à nouveau, devient apparition, manifestation, monde et réalité vécue. Mais cette fois-ci, non pas un ensemble d’institutions légales incarnant un sens caché, mais comme apparition illégale du sens caché. La communauté d’Alamut vit dans le monde extérieur comme si celui-ci était le monde intérieur de lumière.

L’originalité de l’expérience nizarite se situe moins dans la proclamation de la Grande Résurrection que dans la volonté de faire durer cet évènement. Autrement dit, que “l’histoire spirituelle” ne soit pas rattrapée par “l’histoire matérielle” comme ce fût le cas avec l’institutionnalisation du califat Fatimide. Ou que l’antinomisme et la volonté de réaliser le millénium ici et maintenant poussés à l’extrême n’affaiblissent pas la communauté, voir ne provoquent son autodestruction, comme dans le cas des Qarmates. Les nizarites tentèrent de soutenir la puissance de l’évènement qu’était la Grande Résurrection, d’une certaine manière de maintenir un processus destituant. Cette tentative passa notamment par la redéfinition du rapport au divin et une redéfinition du couple liberté/contrainte :

Les choses se passent comme si les signes de la loi (les versets du Livre Saint) ou les commandements de la tradition prophétique permettaient aux hommes pieux de se tourner vers Dieu en certains sens seulement, tandis que l’abolition de la loi exigerait de ces mêmes hommes qu’ils consacrent tous leurs actes, tous les sens, au culte et à l’adoration de Dieu. La loi réserverait à certains moments particuliers, aux actes et aux paroles choisis, aux rituels et aux pensées consacrées, isolés de la vie profane. Par là même, les hommes pouvaient espérer entrer en contact avec certains attributs divins, car, pour l’essence de Dieu, elle était à jamais protégée de tout contact spirituel, étant indicible. Mais dans la période de la Résurrection, il en va tout à l’inverse : ce ne sont plus tels ou tels aspects de la divinité révélée par sa loi que le fidèle peut et doit adorer, qu’il implore dans les moments désignés du jour ou de la nuit. C’est l’essence divine elle-même qui se révèle, une et entière, à son amour et à sa contemplation. Tout ce qui se particularise, tout ce qui fragmente et sépare la pratique de Dieu dans la vie humaine doit donc être aboli et, au premier chef, la pluralité des contraintes rituelles. A la contemplation de l’essence divine, à son savoir unifié et entier ne peut convenir qu’une existence qui soit unifiée et toute entière culte et adoration. La perception réelle se substitue donc au culte et à la loi comme l’absolu au relatif, l’universel au particulier, l’intégral au différencié ; l’existence, pour avoir accès à l’Un, doit briser le lien pluriel de la loi.

(Jambet, 1990)

C. Jambet pose l’hypothèse intéressante que cette interprétation de la grande résurrection, la “divinisation permanente”, s’insérait dans un dispositif dont le pôle opposé était l’interprétation antinomique, licencieuse : “Peut-être n’y eut-il entre ces deux interprétations, que la différence d’un accent, peut-être furent-elles indispensables l’une à l’autre, comme à Sabbataï Tsevi ses “pratiques paradoxales” qui étonnaient et scandalisaient” (Jambet, 1990, p. 102). Des parallèles et similitudes ont d’ailleurs été établi par H. Corbin et G. Scholem entre l’ismaélisme et les courants messianiques juifs. Les légendes noires sur Alamut, rédigées et diffusées par leurs ennemis musulmans ou chrétiens (libertinage, consommation d’alcool, de porc, de stupéfiants, port de vêtements masculins par les femmes, stupéfiants, orgies etc.) auraient un fond de vérité.

La communauté nizarite, gouvernée selon la shari’a par l’austère As-Sabah, est donc bouleversée par la Grande Résurrection. Le “règne de l’esprit intérieur [s’est] donné pour mode d’ordre éthique d’une communauté” aux dépens de la loi, “l’absence de lien législatif s’est donnée elle-même pour lien social” :

Il existe donc bien, dans une communauté qui ne se soutient plus désormais des liens tissés par les lois positives, une obligation intérieure universelle. Il s’agit bien d’une obligation, dont l’objet est énoncé clairement, dont les manquements sont vérifiables, et c’est l’obligation de renoncer à la loi. Cette obligation, dont le contenu n’est pas tel ou tel objet empirique, n’est identifiable à aucun commandement particulier ; elle n’est pas non plus la forme pure de la loi, un universel “il faut”. Elle est la forme pure du “il ne faut pas”. Elle n’a pas pour schème la conformité universellement valable à la loi, mais l’inconditionnelle suspension d’une telle conformité (…) Selon une telle formule de l’obligation, il ne faut pas dire qu’il est interdit d’interdire, il ne faut pas davantage interdire tout frein au désir, et reconnaître dans ce tout l’universel de la loi, mais il faut suspendre plutôt ce qui pourrait donner une forme à l’impératif, et qui conduirait à ce point où l’impératif se transforme en loi. Il faut une universelle abstention de l’impératif qui aurait la figure de la loi, cette figure serait-elle celle, toute négative, du libertinage : abolir le “il faut obéir”, comme le “il faut transgresser”. Nous découvrons cette forme étrange d’un impératif qui n’est pas la forme universelle et pure de la loi, qui ne sera ni l’interdit, ni la négation de l’interdit, et qui, cependant, demeure un impératif, une obligation durement sanctionnée. L’impératif, débarrassé absolument de toute connexion à la loi, à la forme de la loi, peut être pensé, perçu et théorisé comme résurrection et comme libération. Libéré de la forme de la loi, l’impératif est pure spontanéité. L’obédience absolue à l’imam ne s’impose plus de l’extérieur, mais elle doit être l’expression permanente de l’acte d’exister du fidèle (…) L’obligation dont nous parlons ici est telle qu’aucune loi écrite, extérieure, n’en saurait nommer l’impératif. Nul contrat ne saurait la traduire. Nous voici, pour le coup, éloigné aussi bien de Kant que de la loi sadienne. Il n’y a pas d’écriture licite de l’obligation universelle de la résurrection, elle ne peut être que l’intime du cœur, la singularité des fidèles, leur face-à-face avec l’essence divine.

Si la Grande Résurrection abolit la loi, elle n’abolit pas pour autant les formes, les figures et les pratiques qui leur sont associées. La hiérarchie de la Nouvelle Prédication est simplifiée mais réaffirmée. Les fidèles se positionnent en fonction de leur proximité avec l’imam et de leur niveau de spiritualité. La quête de la connaissance, la gnose, et la figure de l’imam jouent encore un rôle central. L’obligation universelle de grande résurrection n’est donc pas un égoïsme ou un individualisme :

L’état paradisiaque consiste en la découverte de sa liberté créatrice. Mais il n’est de liberté que dans l’assomption de soi-même dans l’unité, par où l’on dévoile que nous ne sommes rien d’autre qu’un pouvoir infini d’innovation et de création. L’élu abandonne son être de créature, pour assumer son être créateur. Le moment décisif de la résurrection est l’émergence en chacun d’une liberté antérieure et supérieure à tout lien de nécessité (…) Il faut veiller en effet à ne pas confondre cette assomption de la liberté de l’impératif au cœur de la figure singulière de l’élu avec la solitude et la distinction trompeuse d’un moi. Il n’y aura unification divinisatrice qu’à condition d’une négation de tout ce qui sépare, oppose, distingue et multiplie. Le souci de soi prend la forme d’un souci exactement contraire : la liberté se conquiert au terme du souci de ne plus se soucier de soi : “lutter contre l’égoïsme”, “s’oublier soi-même”, disparaître et s’effacer pour laisser infuser l’impératif divin.

(Jambet)

Il s’agit de s’ouvrir à la sagesse, non d’acquérir une connaissance inerte.

Se rendre sage, c’est laisser agir un impératif dont le sujet se situe au point de l’Autre, et non plus au point de maitrise de sa propre intelligence. C’est pourquoi l’amour y est requis, et, avant tout, l’amour électif et sans raison de Dieu lui-même (…) “s’approcher” de la présence divine, c’est éprouver dans l’intelligible l’insuffisance de l’intelligence. Cet exercice ne se pratique pas comme l’on va vers l’objet de sa demande, mais comme on se laisse approcher par la cause de son désir.

(Jambet, 1990)

L’exercice est périlleux, le croyant se met en jeu dans son rapprochement avec l’imam, tel le mystique qui risque de se consumer en Dieu en refusant toute médiation. La gnose s’opère sur le mode de ‘aref (connaissant) pas celui du ‘alem (sachant) :

Le ‘alem s’occupe de la vérité une fois advenue, calmée et rangée dans les lieux du savoir (…) Il se heurte naturellement à tout ce qui pourrait défaire ce[s] lieu[x], tout ce qui pourrait mettre en danger [leur] stabilité. (…) La vérité, telle que le ‘aref peut la rencontrer, surgissant comme un événement et détruisant les lieux anciens, est inacceptable pour le ‘alem. Le ‘aref, lui, court la rencontre de ce qui se dévoilera peut-être à lui et le rapprochera de la profondeur du mystère. Il va au-devant de l’aventure, fût-ce au prix de se détruire lui-même en tant que partie du lieu ancien. Accepter sa propre transformation, partir de soi-même, tel est le courage du ‘aref.

(Echghi, 1992, p. 19-20)

Ce n’est qu’à ce prix qu’il devient possible pour le croyant de se conduire en immortel :

Or, pour un shî’ite, l’imâm n’est nul autre que ce sujet où se conjoignent le désir sans limite de la puissance divine et la jouissance de son approche. Si le philosophe peut espérer se conduire en immortel, c’est en imitant cette performance surhumaine de l’amour dont l’imâm donne l’exemple inégalé (…) C’est mortel qu’il faut vivre en immortel, quand la nature invite à se plier à sa fragilité et à sa précarité. Au fond, la philosophie donne ici pour impératif de ne pas écouter le savoir, mais de lui opposer une vérité supérieure, qui n’a aucun fondement dans les choses telles qu’elles sont (…) Ne pas préparer sa mort, mais vivre en immortel, ne pas donner son assentiment à ce qui va trop bien avec les leçons de la nature (…) Le danger, pour le sage, est de ne pas se rendre digne de l’excès que le désir attend de lui.

(Jambet, 1990)

Une conception de la liberté qui nous est devenue étrangère :

Que nous dit [la Grande Résurrection] de nous-même ? En un temps où l’on interprète la liberté dans les termes veules d’une philosophie des droits, où l’on refuse aux hommes tout héroïsme, nous devons mettre en lumière ces formes étranges de la liberté : celle que l’homme recherche lorsque, mortel, il refuse l’assentiment à sa propre mortalité et à l’abaissement d’une philosophie de la survie, quand il désire plus que tout “se conduire en immortel”.

(Jambet 1990)

Conclusion

A travers l’histoire du chiisme, le conflit entre duodécimains et ismaéliens, c’est l’alternative entre le quiétisme et la révolution, le retrait et l’affrontement, qui a été posée. Ce dilemme est revenu à de nombreuses reprises au cours de l’histoire. Feu Camatte écrivait à propos de Bordiga dans une note de 2009 de Caractères du mouvement ouvrier français :

Le thème de la dernière révolution qui est à venir sera maintes fois repris particulièrement par A. Bordiga qui parlera de la N+1ème révolution pour définir la révolution communiste devant advenir. Il évoque inévitablement celui du dernier prophète, mais aussi celui de l’imam caché, occulté, qui doit parachever l’œuvre du dernier prophète, Mohamet. Le prolétariat qui doit réaliser la dernière révolution se présente lui aussi de façon occultée et les révolutionnaires attendent ardemment qu’il sorte de son occultation. D’une certaine façon les positions des chiites ont anticipé sur celles affirmées par la gauche italienne, surtout par A. Bordiga. Dans les deux cas, à des périodes différentes, il s’est agi de savoir comment se comporter dans une période de recul.

(Camatte, 2009)

La question se repose aujourd’hui. Assurément, la tentation du repli est grande. Mais est-il seulement possible dans un monde où le capital s’est immiscé partout ? Toute tentative sécessioniste ne devra-t-elle pas être défendue à un moment ou un autre ? A trop vouloir se dissimuler ne risque-t-on pas d’adopter le masque censé nous cacher ?

L’expérience nizarite médiévale nous pousse à nuancer l’opposition entre les logiques de soustraction et d’affrontement du pouvoir, entre la destitution et la construction de force, l’ascèse austère et le désir. Le souci de soi proposé par le nizarisme rappelle ce que Foucault notait à propos de l’ascétisme, un « excès (…) un trop qui assure précisément son inaccessibilité pour un pouvoir extérieur ». Thème qui a été exploré par la suite par Agamben avec les franciscains. Mais le nizarisme ne propose pas un souci de soi austère, voire mortifère, qui se refuse à la prise d’armes. Au contraire, dans le nizarisme l’abolition de la Loi, la destitution de l’ordre social et la dissolution de l’individu est la conséquence du désir et de la part divine de l’homme. Ainsi, Nasîroddîn écrivait :

Puisqu’il existe en l’homme une substance simple et divine qui ne ressemble à aucune autre nature, il peut jouir d’une sorte de plaisir incomparable à tout autre. L’amour qui requiert ce plaisir est à l’extrême de l’excès et il ressemble à la détresse. On le nomme l’ardent et intégral désir de l’amour divin. Certains qui se divinisent revendiquent un tel amour.

Contrairement aux franciscains, l’ascèse et les formes des nizarites ne les ont pas conduits à (se laisser) mourir d’austérité pour défier le pouvoir. Contrairement à bien des millénarismes, comme les Qarmates, leur antinomisme ne les a pas fait tomber dans le nihilisme et l’anomie. Les nizarites ont pensé des formes qui permettaient de soutenir dans le temps l’abolition de la Loi et de la défendre face à ses ennemis. Sûrement, ce qui poussait les assassins à mourir en martyr n’était pas une passion morbide, l’appel du néant, la drogue ou un calcul rationnel en vue d’obtenir la meilleure place possible au paradis ; mais une certaine conception de la vérité :

Le problème politique le plus général n’est-il pas celui de la vérité ? Comment lier l’une à l’autre la façon de partager le vrai et le faux et la manière de se gouverner soi-même et les autres ? La volonté de fonder entièrement à neuf l’une et l’autre, l’une par l’autre (découvrir un tout autre partage par une autre manière de se gouverner, et se gouverner tout autrement à partir d’un autre partage), c’est cela la “spiritualité politique”.

(Foucault, 1978)

C’est à cet endroit que Foucault a entrevu la possibilité d’une politique qui échappe à la souveraineté, qui laisse “de côté l’aspiration au gouvernement, aspiration révolutionnaire et donc étatique, pour entendre la voix des humbles, et l’aspiration inconditionnelle à la Justice. La “spiritualité politique” se situe manifestement dans cette interpénétration du temps et de la fin des temps, et non dans la gouvernance du savant en religion.” Elle est ce que L. Echghi nomme une “politique subjective, qui n’a pas de référent extérieur, comme le parti, l’État, les syndicats”. La subversion dans la subversion.

Diggers – SF – années 60

juillet 2025

Diggers

Diggers – SF – années 60

Contre la niaiserie hippie, creuser encore.

La propriété c’est l’ennemi, brûlez la, détruisez la, jetez la, sortez du système, faites ce que vous avez envie de faire, n’organisez pas les étudiants, les profs, les noirs, organisez votre tête, n’organisez pas les écoles, brûlez les, observez ce que font les Diggers, action directe bande de lopettes, enlevez-moi ces cravates qui sont comme des chaines à vos cous, vous n’avez même pas les couilles de devenir fous, vous voulez faire la révolution mais vous allez pisser dans vos frocs dès que la violence surgira, et toi là t’es un nègre, qu’est-ce que tu fous ici, ton peuple a besoin de toi : il y a une guerre en cours.

Intervention de Kenny Wisdom alias Emmet Grogan (chef des Diggers) dans une assemblée de gauchistes en juin 1967

Emmet Grogan

Pourquoi les Diggers ?

A priori pour qui serait tenté de regarder tout ça rapidement, l’histoire des Diggers semble un peu niaise. C’est d’abord le théâtre de rue, puis la gratuité, les grandes fêtes de l’Amour puis le mouvement écologiste. Mais pour autant quand on se penche un peu plus dessus on se souvient que les Diggers restent la principale inspiration de ce qui a donné, pour prendre des exemples plus contemporains, Reclaim The Streets, le Carnaval de la Plaine ou encore les Bootlegs, qui, s’ils n’ont pas changé l’ordre du monde, restent tout de même dans l’ensemble comme le souvenir de tentatives pertinentes et parfois réussies de (sur)prendre la rue. Se replonger dans l’histoire des Diggers c’est se rappeler qu’émane de cette expérience aussi brève qu’intense une certaine radicalité qui invite à la reconsidérer avec curiosité si ce n’est une certaine tendresse. Déjà parce que c’est l’histoire d’une rupture : au milieu de l’obscène mollesse du mouvement hippie, et contre l’ennuyeuse réthorique politicienne des gauchistes d’alors (la « Nouvelle Gauche »), il s’est trouvé des gens pour porter l’offensive. Ensuite parce qu’il y a nécessairement filiation avec ce groupe qui, dix ans avant « les années de rêve et de plomb » expérimentait déjà une forme d’autonomie désirante, en faisant bien sûr avec les données de son époque : poussée démographique d’une jeunesse qui étouffait sous le conformisme paranoïaque des années 1950, rêves d’émancipation individuelle et triomphe du modèle consumériste de l’American Way of Life, partant de là pour façonner l’utopie d’une vie qui n’était pour eux ni un souhait, ni une aspiration floue, mais une vérité concrète. Pour les Diggers il ne s’agissait pas de s’interroger sur les conditions préalables à une telle autonomie, mais de la mettre en place et de la vivre tout simplement. Se nourrissant de la révolte politique et hédoniste de toute une génération, ils n’ont pas attendu le Grand Soir, ils ont vécu au présent, ici et maintenant, faisant le choix du collectif dans une époque ou tout poussait à l’individualisme, comme si la révolution était déjà là dans une époque ou tout semblait aussi verrouillé qu’aujourd’hui. Enfin parce que leur théorie ne sort pas tout à fait de nulle part mais s’inscrit dans un mouvement général de libération individuelle et d’émancipation qui provient de celui plus ancien de la recherche anarchiste d’une vie en accord avec ses idées qui seraient affranchies des dogmes de la société capitaliste, avec pour mode d’action la propagande par le fait, l’action directe, qui de débordement en débordement devait servir de déclencheur. S’intéresser aux Diggers c’est chercher dans le passé un bon exemple d’un groupe qui avait fait le choix de s’organiser, se lier à d’autres, se mettre en crise, tout cela dans le but de livrer la guerre. On verra que c’est peut-être sur ce dernier point que les choses ont manqué d’ambition.

Free City

Le contexte

Entre 1964 et 1980, les États-Unis traversent une période de profondes mutations sociales, économiques et politiques. Les années 1960 sont marquées par un boom économique et des avancées technologiques notables. La guerre du Viêt Nam et la diplomatie de la guerre froide dominent l’agenda international, tandis que sur le plan intérieur, les mouvements pour les droits civiques et contre la pauvreté redéfinissent le contrat social. Sur le plan politique on assiste à une montée des idées néomarxistes et sur le plan culture là une diffusion très large de l’idée que tout changement politique ne sera possible qu’à travers une libération individuelle. Tout cela est porté par un phénomène massif, la jeunesse, puisque les enfants du baby-boom arrivent à l’âge adulte, ce qui donne : 40% des américains ont moins de 20 ans en 1964. Cette irruption de la jeunesse a pour corollaire la scolarisation massive. Les universités explosent et les campus deviennent les lieux où la jeunesse étudiante prend conscience de son pouvoir en tant que classe. Sur ces campus surchargés depuis le début de la guerre froide, les activités politiques sont plus ou moins interdites, d’autant plus lorsqu’elles adoptent des causes anti-conservatrices. Au début des années 60 le ton se durcit. Les étudiants n’ont même plus le droit de s’engager hors du campus. A ce moment-la il y a plein d’histoires de désarrestations spontanées d’étudiants qui se retrouvaient embarqués par des fourgons, et des foules entières se mobilisent pour les faire sortir, n’hésitant pas à s’en prendre aux flics pour arriver à leurs fins.

And then, of course, the cops came

Naissance d’une contre-culture

On a donc un contexte bouillonnant et une contestation nouvelle de la part de la jeunesse, qui est nourrie par la lecture de nouveaux maîtres à penser. L’un des plus influents est le philosophe Herbert Marcuse. L’originalité de son analyse à ce moment-là repose sur l’intégration à la critique marxiste d’éléments de la psychanalyse. Pour Marcuse, la critique vise des objectifs de transformation sociale auxquels s’ajoute la lutte pour la libération personnelle et notamment sexuelle. Il s’agit d’un même combat pour la liberté, contre la société capitaliste dont l’impératif consumériste est créateur de répression et d’aliénation. La critique de Marcuse vise aussi à concilier révolution culturelle et individuelle (donc le « micro-social ») et révolution économique et politique (le « macro- social ») : « la supra-structure ne peut pas être transformée sans un bouleversement préalable de l’infra-structure ». A propos du mouvement hippie qui nait dans ces années-là, Herbert Marcuse va le soutenir et le qualifiera de « sérieux » :

il me semble que le mouvement hippie comme tout mouvement anticonformiste de gauche est divisé. Il y a deux tendances : pour une grande part il s’agit de mascarades et clowneries et par conséquent d’un mouvement totalement inepte bien que très charmant et sympathique. Mais ce n’est pas tout : il y a chez les hippies et notamment dans certaines branches des hippies comme les Diggers ou les Provos un élément politique inhérent, et peut-être plus aux États-Unis qu’en Europe, c’est l’apparition de nouveaux besoins instinctifs et de nouvelles valeurs. Il existe une nouvelle sensibilité contre l’efficiente et maladive sagesse. Il existe un refus de jouer selon les règles d’un jeu rigide, un jeu dont tout le monde sait qu’il est rigide depuis le début, et une révolte contre la propreté compulsive de la moralité puritaine et de l’agression engendrée par cette morale puritaine comme nous le voyons aujourd’hui au Vietnam entre autres. Au moins cette part des hippies pour laquelle les révolutions sexuelles, morales et politiques sont unies constituent une forme de vie qui manifeste une agressive non agressivité qui parvient au moins potentiellement à une démonstration de valeurs qualitativement différentes, à une transvaluation des valeurs.

The Dialectics of Liberation (« La dialectique de la libération », conférence tenue à Londres du 15 au 30 juillet 1967.

Pour Marcuse, les Diggers sont partie prenante d’une situation révolutionnaire, porteuse de nouveaux besoins de valeurs et d’instincts opposés à ceux de la société dominante, agressive, compétitive et répressive, faisant naitre une contre-culture grâce à laquelle d’autres modes d’existence sociale deviennent palpables et accessibles.

On est donc passés au cours de la décennie précédente de la révolte « littéraire » portée par une avant-garde bohème et artistique qui proposait déjà sa vision contre-conformiste de la société (Ginsberg, Kerouac et les poètes beats) à une véritable contre-culture qui surgit au cours de cette décennie et qui bénéficie du surnombre de ses acteurs. Elle sera massive d’autant plus que les grands médias la relayent abondamment, attirant toujours plus de nouveaux acteurs, faisant des immenses rassemblements sa marque de fabrique: concerts rock, manifestations géantes, marches pour la paix… Mais elle sera aussi individualiste : émancipation des vieilles valeurs morales, volonté de contrôler sa propre vie, exploration personnelle de sa vie intérieure mais aussi libération de l’aliénation dans la course à la possession, au consumérisme, au prestige social et au pouvoir.

Dans ce contexte socio-économique et intellectuel, deux grandes mobilisations vont faire basculer la jeunesse américaine du côté de la contestation. Le combat pour l’égalité des droits civiques tout d’abord qui prend de l’ampleur dans les années 60 et qui s’est durci entre la violence de l’assassinat de Malcolm X et les émeutes de Watts qui mettent à feu le ghetto noir de Los Angeles pendant une semaine en août 65 : 34 morts, des centaines de blessés, plus de 4 000 arrestations. Puis c’est l’apparition du Black Panther Party en octobre 66 à Oakland près de San Francisco et du concept du Black Power jusqu’à l’assassinat de Martin Luther King en avril 68. À ça va s’ajouter une autre cause autour de laquelle les campus vont se mobiliser : la guerre du Vietnam. La mobilisation contre la guerre va participer pleinement au mouvement de contestation, et la jeunesse se sent d’autant plus concernée qu’elle est appelée sous les drapeaux. En 67 la mobilisation connait son apogée avec des manifestations monstres : 400 000 personnes défilent à New York en avril, 70 000 à San Francisco, dans des gigantesques manifestations en faveur de la paix au cours desquelles sont brûlées drapeaux américains et livrets de conscription.

Voilà donc pour le contexte politique de ces années 60 qui sont massivement incarnées par la jeunesse qui entre en révolte, qui se politise très vite, une génération hédoniste qui entre aussi en extase sous l’effet du LSD : c’est la révolte des baby-boomers dans le pays le plus riche du monde.

Richman, Poorman, Middleclassman, Workingclassman, Whiteman, Blackman, Whitey, Nigger, Kike, Wop,Slopehead, Businessman, Hustler, Dealer, Doctor, Lawyer, Hippie, Intellectual, Artist, Radical, Poet, Indian, Guru, Revolutionary, et al, YOU?

Avant les Diggers : La Mime Troup et le Théâtre Guerilla / Répandre l’anarchie ?

L’histoire des Diggers prend d’abord forme autour d’un quartier : Haight Hashbury à San Francisco, à l’intersection de 2 rues : High Street et Ashbury Street, comprenant le Golden Gate Park. C’est dans ce bout de quartier pas si grand que va émerger de manière massive le mouvement hippie et la forme la plus visible qu’il va prendre au début c’est des grands rassemblements psychédéliques ou les gens se retrouvent, prennent des acides etc, et c’est aussi beaucoup de boutiques qui ont pignon sur rue et qui sont tenus par des commerçants qui ont décidé de capitaliser sur ce phénomène en le marchandisant le plus possible en vendant toutes sortes de goodies qui fabriquent l’attirail extérieur du hippie. Donc on a beaucoup de monde, des jeunes qui se rassemblent et quand même des velléités de changement. Les premières formes que ça prend c’est donc des grands rassemblements dans le Golden Gate Park et c’est très pratique parce qu’à San Francisco il fait beau la majeure partie de l’année, il y a du monde dans les rues et se retrouver dans les parcs ça permet d’agréger de plus en plus de monde. Ainsi, au milieu des pleurnicheries des non-violents, la plupart du temps mystiques, des apôtres de la défonce libératrice et des gourous imbéciles, un groupe notamment profite de cette ambiance pour mener des actions : la Mime Troupe.

La Mime Troup pratique une forme de théâtre dont le jeu invite à la satire sociale et politique. Avant chaque représentation, ils se baladent costumés et masqués et défilent dans les rues, ils font une grande parade qui agrège de plus en plus de monde pour annoncer le spectacle de l’après-midi qui aura lieu dans le grand parc, gratuitement. L’idée c’est que ce soit accessible à tous. Evidemment c’est illégal de se rassembler dans le parc donc la police s’oppose de plus en plus à ces représentations. La réponse de la Mime Troup va être de mettre en scène leurs arrestations en direct au cours de la pièce, ils sont interpellés par les flics et arrêtés et ils intègrent ça dans le jeu pour évidemment, on a bien compris, dévoiler le côté spectaculaire et absurde de ce moment-la. Cette pratique va vite être théorisée par le fieffé marxiste à la tête de cette troupe, Ron Davis. Il va appeler ça le « théâtre guérilla». Pour lui l’idée c’est de mobiliser le théâtre et les artistes autour de la possibilité d’un changement politique et social. Il produit un manifeste qui se résume en 3 points: 1. enseigner le changement et en être soi- même un exemple, 2. reprendre la vision brechtienne du théâtre : l’art sert toujours consciemment ou inconsciemment des buts politiques et 3. la compagnie en tant que groupe doit être un modèle du changement auquel elle croit. Faire partie de cette troupe implique donc de se former politiquement. Le modèle de référence à ce moment-là c’est la révolution cubaine, Che Guevara et ses techniques de guérilla, donc ça implique d’être équipé de façon à pouvoir quitter les lieux au plus vite et choisir son terrain d’attaque. Dans leur cas ça prend l’apparence d’une scène vite installée, vite démontée, les parcs comme terrain de jeu, et une troupe d’artistes politisés qui agissent et joue dans le même mouvement (to act = jouer/agir). L’idée c’est de s’adresser au spectateur pour le faire réagir et non pour le divertir, qu’il fasse l’expérience d’un théâtre radical qui cherche à amener l’audience à s’interroger sur ses propres positionnements politiques et sociaux. Je passe rapidement sur les détails mais en gros la troupe ressemble à un groupe de jazz, chacun joue sa partie sans avoir véritablement de direction, il n’y a pas vraiment d’acteurs professionnels, l’idée c’est de réintroduire du politique dans l’art, et de prendre au sérieux les conditions de production de la création artistique où chacun endosse un rôle qui peut être différent le lendemain. Chacun participe aux réunions de préparation ou théâtre et politique se mêle constamment dans de longues discussions.

La réputation de la Mime Troupe - ainsi que le bruit et la rumeur qui l’entourent suite aux diverses accusations de subversion, aux arrestations et aux procès dont elle fait les frais - attire de plus en plus de monde. Elle compte jusqu’à 75 membres: activistes, artistes libertaires, beatniks, hippies désargentés… Et après un certain temps et de manière inévitable, la frange la plus énervée cohabite de plus en plus difficilement avec le marxisme de Ron Davis dont le radicalisme ne franchit pas le cadre balisé du théâtre.

Mime Troup

Les Diggers : Free food, Free market / Vivre le communisme ?

Septembre 1966, d’étranges messages circulent dans le petit quartier de Haight-Ashbury. Collés sur les murs, déposésici ou là, distribués dans larue, ils sont signés par une empreinte de doigt, par un certain George Metevsky, ou le plus souvent par « Les Diggers ».

Diggers? Ceux qui piochent ? Qui piochent quoi ? Qui piochent pourquoi? Pour trouver de l’or, tels les pionniers arrivés 100 ans plus tôt au cours de la fameuse ruée vers l’or qui a créé la ville ? Diggers ? Comme ceux qui ont compris le truc, de l’argot to dig, piger ? Diggers ? En référence à ce groupe de paysans, dans l’Angleterre de Cromwell, qui creusèrent et cultivèrent une parcelle de terre seigneuriale pour se nourrir eux et les affamés ? Comprendra qui pourra. Et un matin, un tract est cloué sur la porte du studio de la Mime Troupe, où l’on peut lire une liste de phrases écrites les unes au-dessous des autres : « Fuck les bourgeois, Fuck la Nouvelle Gauche, Fuck le maire de San Francisco, Fuck la guerre au Vietnam, etc.» et à la fin de la liste «Fuck la Mime Troupe» ! La rupture est consommée. Pour les Diggers, et c’est une des originalités de la contre-culture naissante, l’idée même de stratégie révolutionnaire ne signifie rien. La révolution ne poursuit pas une stratégie, la révolution est un acte personnel, existentiel et spirituel tout à la fois. Une question éthique plus que politique.

Les Diggers sont emmenés par Emmet Grogan. Grogan a déjà un passé chargé : bagarreur, défoncé au dernier degré (il s’est décroché de l’héroïne qu’il s’envoyait depuis l’âge de treize ans), voleur et révolté permanent (il fricotera un temps en Irlande avec l’IRA). Grogan a bourlingué, réfléchi, il est malin, il s’ennuie. Il n’est pas très excité par ce qu’il se passe à San Francisco, mais le terrain est favorable. L’histoire est connue : à la suite d’un braquage, il est avec ses amis en possession d’un gros paquet de fric. Il trouve finalement en quoi il va le transformer : de la bouffe ! Il fonce aux Halles dans la périphérie de la ville, et remplit son break Ford de cageots de légumes et de fruits, de poulets et de dindes. À plusieurs ils volent deux grands bidons de lait de 90 litres, dans lesquels ils font tout cuire. A 16 h, ils sont au Golden Gate Park où ils attendent les habitants, prévenus par le tract suivant :

REPAS GRATUIT - RAGOUT CHAUD - FRUITS FRAIS APPORTEZ UN BOL ET UNE CUILLERE A ASHBURY STREET DEVANT LE PARC - 16 H REPAS GRATUIT TOUS LES JOURS GRATUIT, PARCE QUE C’EST A VOUS !

Free Food

Lors de la première distribution de nourriture les gens arrivent, une cinquantaine, quelques uns portent un bol pendu à leur ceinture. Cela va devenir rapidement le signe de reconnaissance permanent des fidèles des Diggers. Les cinquante premiers ne restent pas seuls longtemps. Ils seront deux cents ce jour-là. Toute la semaine, Grogan et sa bande continuent à nourrir les affamés, les marginaux, les paumés, les junkies, les profiteurs, les clochards, les fugueurs, les passants, les hippies, les curieux. L’idée c’est d’aller plus loin dans l’irruption dans l’espace public que la Mime Troup, avec qui le public des pièces avait tendance à consommer passivement les messages même les plus incendiaires du théâtre, quand les Diggers voyaient plutôt dans les rues du quartier un public au potentiel révolutionnaire, parce qu’en fuite de leurs foyers familiaux conventionnels et ultra normés, ne demandant qu’à se révolter au lieu de tourner en rond dans le désoeuvrement.

A raison, ils entretiennent leur opacité. A aucun moment ils ne voudront dire qui ils sont, ni d’où ils viennent. Les journaux underground, nombreux à cette époque, participeront à propager le mystère. Tout le monde est intrigué. On cherche les motifs. Quel peut bien être leur intérêt ? Des donateurs arrivent de partout, des désintéressés, mais surtout des gens intéressés. Pour toute réponse, ils acceptent les dollars et les chèques, puis les brûlent. Les amis de Grogan, les Diggers permanents, dont Grogan dira d’eux que leur simple présence est un remède à la déprime, s’appellent Billy Landout, Slim, Minaux et Butcher Brooks, un photographe qui possède un vieux minibus Volkswagen jaune qu’on appelle le Sous-marin jaune. C’est dans ce minibus que la bouffe est transportée. Il arrive que Butcher Brooks s’amuse à faire le tour du quartier plusieurs fois, passant sous le nez des amateurs, afin de bien leur montrer que tout ceci ne leur est pas dû. Grogan, lui, s’occupe de trouver la bouffe, la récupère ou la vole, le matin pour l’après-midi (les Diggers n’ont pas de frigo).

Avec cette nouvelle « performance » le but des Diggers est de proposer à tous ceux qui débarquent à Haight-Ashbury d’expérimenter un cadre nouveau où vivre libre, délivré des règles aliénantes du capitalisme et de son agent universel, l’argent, est possible. Les Diggers assurent le « décor» dans lequel les besoins primaires - nourriture, habits, logement, soins - sont garantis. En retour, ils attendent non pas la charité des plus riches, mais la participation de tous aux projets collectifs. Mutualisme, coopération, autogestion : à chacun d’articuler sa propre vision d’une vie libre et de trouver le moyen de participer à l’action du groupe. Cette participation est indispensable à la survie de l’utopie communautaire des Diggers, mais elle s’avère de plus en plus difficile à obtenir des nouveaux arrivants, plus attirés par des vacances que par l’expérience radicale de construction d’une nouvelle société. En 1966, face aux « actions intéressés » qu’ils perçoivent partout autour d’eux, ils vont théoriser l’ « idéologie de l’échec » : il s’agissait alors d’abandonner le jeu compétitif imposé par la société, refuser le succès médiatique commercial, refuser le leadership, ne plus jouer le jeu. La consommation est un signe extérieur de réussite ? Refusons de consommer.

tout ce que nous faisons est libre et gratuit parce que nous sommes des échecs, nous n’avons rien, donc nous n’avons rien à perdre.

Pour eux à ce moment-là il s’agit de se désaliéner, d’abandonner la compétition, le consumérisme, et la réussite personnelle. Pour cela et comme manger gratuitement ne suffit pas, ils décident de passer au stade suivant en ouvrant un « free shop », le Free Exchange Market, un magasin gratuit rempli de “denrées libérées” c’est à dire libérées du monde de l’argent et de la marchandise, c’est à dire volées. Toute la journée, le lieu est rempli de gens de passage et devient vite le point de fixation de tous les paumés qui gravitent autour. Les Diggers en profitent pour diffuser de la propagande en distribuant les Diggers Papers, des journaux d’une page ou deux qu’ils impriment eux-mêmes et dans lesquels ils déploient leurs théories, publient des poèmes et racontent leurs actions, invitant à les rejoindre. Les grandes vedettes de l’underground, les sympas et les débiles, débarquent pour se montrer : Allen Ginsberg, Timothy Leary. Il n’est pas rare qu’ils se fassent virer comme des malpropres. Quand un bourgeois rentre et demande à voir le responsable on lui répond : « c’est toi le responsable ».

La maison d’à côté du Free Shop est occupée par un Swami qui y a installé un magasin dédié à Krishna. Les rapports avec lui sont particulièrement hostiles car les mystiques sont dérangés dans leur méditation par les jeunes chevelus du local d’à côté. Un jour, le Swami appelle la police à cause du bruit. Sautant sur le prétexte, la police débarque. Le chef des flics amène lui-même des seringues pour être plus sûr de les trouver, les dépose là où ça l’arrange. Grogan assomme le flic avant de se faire assommer lui-même à coups de matraque. Le Free Exchange Market est réduit en miettes par la police, qui piétine la bouffe, jette de l’eau dessus et badigeonne tous les vêtements avec de la peinture.

Diggers Free Store

Vie et mort d’ « Emmet Grogan ». Overdose ou destitution : il faut choisir.

Commence alors une drôle de période pour les Diggers, confrontés à une bien pénible question : comment grossir sans se compromettre. Ils vont essayer de troller par exemple le « Human Be-in », un immense festival, avec les stars du psychédélisme et du gauchisme de l’époque : Jerry Rubin, Timothy Leary, Gary Snyder, les commerçants HIP, des groupes de rock : Jefferson Airplane, Grateful Dead, Janis Joplin, et d’autres. Le service d’ordre est assuré par les Hells Angels, les seuls à avoir de l’autorité dans ces immenses rassemblements. Les Diggers s’occupent du menu : sandwichs à la dinde agrémentés d’une sauce qui n’est autre que… du LSD. Grogan est contre, il trouve à juste titre que cela profite surtout aux commerçants et que ça entretient les illusions des paumés, qui croient vivre dans la défonce une pauvreté heureuse, alors qu’il ne s’agit que d’un cache-misère. Au final et contre leur gré l’évènement est un succès. Puis une soirée avec des poètes, Snyder, Ginsberg, Brautigan, est organisée “au profit des Diggers”. C’est gratuit mais les poètes font une quête. Grogan déclare que le bénéfice des Diggers est ce qui profite à tous et convertit aussitôt le résultat de la quête en tournées générales au bar. Enfin, a lieu la mémorable fête dans l’église Méthodiste de Glide, que les Diggers initie à défaut d’organiser. Une fête tellement déjantée, tellement hors normes, que la presse présente ne trouve personne pour répondre à ses questions. Complètement abasourdie par ce qu’elle y voit, elle ne soufflera mot de cet événement. Pour leur rendre honneur il faut préciser que les Diggers ne pensent pas qu’à la fête et au plaisir, mais aussi à organiser des choses utiles à tous. Des lieux de vie pour adolescents sont ouverts dans la ville, et tout le monde y est accueilli, sauf si on y vient avec des armes ou des seringues. Le centre de santé qui officie à l’intérieur du Free Exchange Market est un modèle qui essaime : d’autres s’ouvrent partout. Ils sont tenus par de jeunes médecins des environs qui sympathisent avec cette contre-société grignotant la ville de l’intérieur. Les soins y sont gratuits, à domicile quand c’est nécessaire. Des infirmiers ou des internes détournent des médicaments pour les offrir à ceux qui en ont besoin. Mais les instances de santé officielles de la ville finissent par mettre un terme à cette anomalie en incitant les propriétaires de ces lieux de soin officieux à virer leurs encombrants locataires, parfois squatteurs, ce qu’ils s’empressent de faire.

Faute d’avoir su porter le conflit aux bons endroits, débordés par les arrivées massives de jeunes désoeuvrés, tiraillés par des envies d’ailleurs, et peinant à dépasser leurs propres inventions, la fin des Diggers est bien triste. Quand les autorités finissent par fermer le Free Exchange Market ils s’installeront un peu plus loin, dans un nouveau lieu, mais l’ambiance n’est plus à la fête. Ils font le constat que tout le monde cherche à les exploiter, à se servir d’eux. Souvent les gens même qu’ils cherchent à aider. Un jour, Grogan repère deux personnes qui prennent dans le free shop tout ce qu’elles peuvent, puis vont le revendre ailleurs. Il les embrouille. « Vous le donnez, alors qu’est ce que ça peut vous foutre, ce qu’on en fait » répliquent-elles. Les distributions de bouffe gratuite concernent de plus en plus de monde, mais la foule est de plus en plus passive, finissant par donner tort au sens premier de cette action quotidienne. C’est parallèlement, le début de certaines dissensions entre eux. D’un commun accord, bien que sans l’avoir consultés, ils vont tous profiter d’un voyage de Grogan pour laisser croire aux médias qu’Emmett Grogan n’existe pas, que c’est un mythe, un nom collectif utilisé par eux tous, que chacun d’eux est Grogan. Malgré ce dernier coup d’éclat, peu à peu le mythe les dévore. Des milliers de jeunes en mal de société, en plein drame ou en pleine crise, accourent, croyant trouver chez eux la solution à tous leurs problèmes, animés par l’espoir de vivre autre chose. Mais les Diggers ne peuvent loger tout ce monde dans des bonnes conditions et sont vite rattrapés par des problèmes d’hygiène et de salubrité. La police mène des rafles pour arrêter les mineurs en fugue. Le cinéma commence à s’emparer du phénomène et vient tourner sur place des scènes à sensation, attirant un tourisme voyeuriste dégoûtant. Le grand commerce s’empare de ce coin brusquement rentable,et boites de nuit et boutiques “hippies” enterrent définitivement le moindre esprit de révolte.

De son côté et pour oublier tout ça, Grogan part à Londres, où il rencontre Alexander Trocchi, un ancien situationniste qu’il admire, et William Burroughs. Il participe à un débat sur la “dialectique de la libération”. Il est en compagnie d’intellectuels minables qui se prennent pour des grosses têtes. Il prononce alors devant eux un discours vibrant sur la révolution, le socialisme, la vie communautaire etc. Il reçoit en retour une ovation. Il ne lui reste alors plus qu’à révéler la supercherie : il l’a tout simplement copié sur un discours d’Hitler. La fureur des participants et des spectateurs est à son comble et il se fait virer. Il voyage alors, va voir les Provos hollandais de près, visite les Kommune 1 et 2 à Berlin, se glisse dans Mai 68 à Paris, passe à Prague, avant de fréquenter le Black Panther Party. De retour à Haight-Ashbury, il s’occupe de distribution de repas gratuits à domicile. Au bout d’une semaine, il a cent noms sur sa liste, et il se retrouve seul à s’en occuper, parce qu’il s’est fait beaucoup d’ennemis, pendant que d’autres s’approprient les mérites de cette action dans laquelle il reste soigneusement anonyme. Le climat se dégrade, il en a assez, il arrête tout. Cette désillusion produit l’effet inévitable : il replonge dans la came. Il ne peut plus assumer sa tâche. Pendant un temps il arrivera à se désintoxiquer et reprendra la même idée avec le soutien des Black Panthers en montant des petits-déjeuners pour les enfants Noirs d’Oakland. Il fournit le lait et les provisions, que les Panthers de la ville distribuent. Mais finalement définitivement épuisé par tout cela, il quitte la Californie en janvier 1970 et sera retrouvé mort par overdose dans le métro 8 ans plus tard. Avec lui, le mouvement Digger disparaît, après plus de deux ans d’une inventivité folle et probablement un bon nombre de destins tout tracés changés à tout jamais. L’un d’entre eux dira, bien plus tard, au sujet de cette histoire :

Les Diggers ont joué une pièce de théâtre appelée “les Diggers” : un groupe qui se soulève dans le petit territoire de Haight-Ashbury et entraîne derrière lui plusieurs milliers de personnes. Lorsque arrive l’inéluctable récupération commerciale et médiatique, les Diggers se volatilisent. Selon la théorie de Hakim Bey au sujet des TAZ, les Zones Autonomes Temporaires, une telle disparition n’est pas le signe d’un échec, elle est une tactique au sein d’une stratégie insurrectionnelle bien comprise : afin de préserver son potentiel subversif, la TAZ doit se dissoudre dès qu’elle est connue, ne pas s’acharner à “imposer la énième Dictature Révolutionnaire. […] Soit le monde changerait, soit il ne changerait pas. En attendant, continuons à bouger et à vivre intensément.”

Continuons à bouger et à vivre intensément

Conclusion

Regarder en face l’histoire des groupes révolutionnaires et se référer à la tradition des vaincus engage ceux qui le font avec sérieux à vivre en partie avec des fins tristes et sombres comme celle-ci. Mais la déchéance de Grogan et ses amis ne doit pas nous faire oublier que le nom des Diggers est avant tout celui d’une expérience rare et précieuse, et que leurs réussites, leurs échecs et les questions auxquelles ils ont du répondre viennent soutenir nos tentatives d’aujourd’hui.

Devant le peu de sources disponibles pour relater d’une telle aventure et malgré le recul des années il n’est pas évident de saisir ce qui a pu causer leur perte, bien que le cocktail répression + drogues soit sans doute l’un des pires. Mais ce qui reste à la fin c’est cette idée qu’ils avaient vu juste dans la forme au moins, avec cette espèce de bande hétéroclite, qui ne soit ni la masse promise par les hippies, ni l’organisation figée de la Nouvelle gauche, et qui a montré son importance une fois qu’elle n’était plus, tant la fin du collectif semble avoir été un véritable désastre existentiel pour les individus le composant, contrastant en cela avec la véritable flamboyance de ces quelques années d’interventions toujours en groupe.

Il faut bien se rappeler, comme on a cherché à le montrer ici, que le choix qui s’offrait alors pour qui cherchait à subvertir un tant soi peu son monde n’était pas des plus réjouissants. Aux grandes totalités de l’époque, famille, nation, travail, guerre et religion, la jeunesse a répondu en masse par l’hédonisme, la débauche et les fleurs. Pour qui trouvait que tout cela manquait cruellement de politique, la Nouvelle Gauche faisait office de machine de récupération. Au milieu de ce fatras remuant, les Diggers ont réussi à tracer un chemin qui paraissait tout sauf évident. Si l’on peut juger vaines certaines de leurs actions on retiendra surtout le sérieux mis dans les méthodes déployées, et la mise en jeu, conséquente, qui leur a permis de tenir toujours à distance respectable aussi bien les hippies que les gauchistes politisés.

Enfin, l’expérience des Diggers nous rappelle que pratiquer la subversion dans la subversion ne va jamais sans une bonne dose de lol, et que c’est cette ligne qui se moque du pur hédonisme tout en attaquant férocement l’esprit ennuyeux des gauchistes, faisant ainsi sienne une propension à mener la lutte dans la joie et à trouver la joie dans la lutte, qu’il nous faut perpétuer.

Fuck Off